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​Les Troyens à l’Opéra de Francfort - Ombres et clartés - Compte-rendu

Si l’on désire voir représentés les opéras de Berlioz, il convient de quitter la France. Car, obstinément semble-t-il, ces opéras français (ou du moins, sur un livret en français) se signalent par leur quasi-absence des multiples scènes lyriques françaises. Paradoxe qui n’en est pas entièrement un, si l’on se souvient de la carrière même du compositeur, accueilli triomphalement hors de son doux pays et délaissé dans celui-ci. On peut toutefois s’étonner qu’après tout ce temps, les choses en reste encore là ! Routine et manque d’imagination des maisons d’opéra de France et de Navarre…
 
L’Angleterre, comme on sait, la Russie et même l’Italie se donnent ainsi aux œuvres lyriques de Berlioz. Mais surtout l’Allemagne, où chaque saison offre à choisir entre diverses productions (1). Une tradition ancienne, qui remontent à Benvenuto Cellini à Weimar sous la direction de Liszt, la création de Béatrice et Bénédict à Baden-Baden, puis, après la disparition de Berlioz, l’inscription régulière de ces opéras en compagnie des Troyens sur nombre de scènes germaniques, quand ils persistaient à être ignorés ou parcimonieux dans l’Hexagone. Jusqu’à nos jours il faut croire…
 
L’Opéra de Francfort n’y manque donc pas, qui propose une nouvelle production des Troyens après celle qui avait fait ses beaux soirs dans les années 1980-1990 (dans la mise en scène de Ruth Berghaus, sous la direction de Michael Gielen). Pour l’occasion il a été fait appel à un spécialiste ès-qualités en la personne de John Nelson. Le chef d’orchestre avait déjà dirigé à plusieurs reprises l’ouvrage, depuis ses premiers pas en 1973 au Met de New York, et par la suite, comme au Grand Théâtre de Genève par deux fois, ou à l’Opéra d’Amsterdam. Dans le cas présent, sa participation prélude à une autre : celle qui doit présider à l’enregistrement de l’œuvre, pour Warner, avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, assorti de deux concerts à la mi-avril.(2)
 
 © Barbara Aumüller

Mais s’il s’agit à Francfort d’une manière de galop d’essai dans la perspective de la gravure prévue, les ingrédients sont tout autres. Puisqu’il est fait appel aux forces musicales de l’Opéra de la grande ville des bords du Main, troupe de chanteurs comprise, et à une distribution vocale internationale peu familière a priori de cet opéra. Disons d’emblée le succès de l’entreprise, notamment du côté des chanteurs solistes, quasi inconnus et neufs dans ce répertoire.
 
À commencer par les deux rôles principaux féminins. Tajan Ariane Baumgartner livre une Cassandre d’anthologie, d’une ardeur passionnée qui ne faiblit pas un instant. Claudia Mahnke ne lui cède en rien pour la Didon qui lui succède, dans une transmission vocale d’un tragique effréné, mais aussi d’un lyrisme phrasé éperdument maintenu. Deux grandes interprètes, et deux magnifiques surprises ! À leurs côtés, les autres rôles ne déparent pas. Bryan Register plante un Énée vaillant et subtil quand il faut, d’une belle endurance. Petites mentions pour le Narbal parfaitement soutenu d’Alfred Reiter, le Iopas lancé d’une technique poétiquement légère de Martin Mitterrutzner et l’Ombre d’Hector (ainsi que Mercure) à la charge d’un franc et ferme Thomas Faulkner. Bon appoint  de l’Ascagne d’Elizabeth Reiter. Alors que les autres solistes s’acquittent honorablement, mais sans transcendance particulière ; cas de l’Anna un peu acide de Judita Nagyová ou du Chorèbe trop entier de Gordon Bintner. Mais chez tous, jusqu’au moindre personnage, avec une diction française excellemment projetée, parmi ces chanteurs internationaux issus (sauf Register et Bintner) d’une troupe d’Opéra allemand sans aucun francophone. Une sorte d’exploit ! Et un témoignage du rigoureux travail préparatoire mis en œuvre par l’Opéra de Francfort.
 

© Barbara Aumüller

À noter, autre témoignage édifiant, que l’œuvre est restituée fidèlement à la partition éditée par Bärenreiter (sans, donc, des passages initiaux, comme la « Scène de Sinon » ou le final primitif). Ou presque, si l’on omet deux petites coupures peu dommageables : la deuxième Entrée du défilé des corporations au troisième acte et le deuxième ballet du quatrième acte (coupure en outre ici justifiable au plan musicologique). Par ailleurs, on ne sait pourquoi l’intervention du chœur dans la « Chasse royale » a disparu (raisons scénographiques ?)…
 
Mais, pour cette première d’une production appelée à se poursuivre durant plus d’un mois, on ne peut s’empêcher d’avoir parfois le sentiment d’un spectacle, musicalement, non encore pleinement abouti. C’est ainsi que lors des deux premiers actes, l’orchestre et le chœur, surtout ce dernier dépourvu de la puissance variée requise, souffrent d’imprécisions, avec décalages, manques d’unité et d’individualités. La battue souvent vive de John Nelson, si elle se conforme aux indications métronomiques, les met il est vrai à rude épreuve comme aussi les complexités de la partition. L’acoustique étouffée de ce théâtre bâti dans les années 50 n’y est peut-être pas non plus étrangère. Gageons que ces quelques tâtonnements se rectifieront au fil des prochaines représentations. Mais d’ores et déjà tout se met peu à peu en place lors des trois actes suivants, jusqu’au prodige d’un dernier acte porté par un souffle incandescent qui ne s’éteint plus où la direction méticuleuse de Nelson s’accomplit enfin.
 
Reste la mise en scène. Eva-Maria Höckmayr ne verse pas spécialement dans le Regietheater qui a fait florès de ce côté du Rhin. Ce serait plutôt une lecture scénographique simple, avec un côté illustratif parfois naïf. Parmi ces naïvetés, figure un gros cheval de bois, plutôt joli mais par trop omniprésent au cours du premier acte (et même fugacement aux cours du deuxième). Alors que Berlioz précisait qu’il ne devait pas  apparaître sur scène aux yeux des spectateurs, au moment où son arrivée est évoquée à la seule toute fin du premier acte… Autre naïveté, la présence, tout aussi insistante, de danseurs grimés façon commedia dell’arte en arrière-plan de l’action. Joli également, notamment pour animer les ensembles vocaux, mais un peu lassant… D’autant que ces interventions dansées viennent souvent à contre-sens : dans des pantomimes devenues ballets, et des ballets cantonnés à la pantomime… La scène pour sa part alterne des décors divisés par plateaux tournants, assez efficaces pour les changements d’atmosphères et de situations, entre scènes ouvertes de foule et cadre refermé intime, sans toujours favoriser le chœur mis aussi ici en difficulté. Dans des costumes actuels ou décalés, pantalons courts et chaussettes pour la troupe troyenne, smokings tout de noir pour la soldatesque grecque, falbalas crypto-baroques pour l’assemblée carthaginoise, les mouvements d’ensemble et individuels se présentent bien réglés, sous des propices lumières de pénombre ou d’éclat. Pour une proposition scénique clairement tracée qui ne saurait certes prétendre à rester dans les annales mais ne prend pas l’œuvre à contre-pied (comme McVicar en 2012 à Covent Garden) ; mais sans non plus l’immanence que savait conférer une Ruth Berghaus, représentante s’il en est du Regietheater, naguère dans ce même théâtre.
 
Pierre-René Serna

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(2)Les Troyens en version de concert les 15 et 17 avril à Strasbourg : www.philharmonique-strasbourg.com/affiche_concerts.php?mois=201704

Photo © Barbara Aumüller

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