Journal
Les Misérables au Châtelet – « On est mieux ici qu’à l’Opéra » ? – Compte-rendu
Non, bien sûr, Les Misérables n’est pas un opéra : si c’en était un, un metteur en scène en aurait déjà transposé l’action de nos jours ou sous la Seconde Guerre mondiale, et aurait superposé une autre histoire à celle qu’avait imaginée Victor Hugo. Mais si le Schönberg qui en a composé la partition se prénomme Claude-Michel et non Arnold, on ne peut s’empêcher de sentir dans ce musical comme une tentation lyrique, même si l’un des étudiants amis de Marius réunis au Café Musain s’exclame, avant l’insurrection de juin 1832 : « On est mieux ici qu’à l’Opéra ». D’abord, pour qui aurait comme référence West Side Story ou Hello, Dolly !, l’auditeur est confronté à une partition durchkomponiert, sans aucun dialogue parlé au sens strict, et sans numéro dansé, même si l’on s’en approche avec ces moments de comic relief que sont les apparitions des Thénardier.
© Thomas Amouroux
En ce sens, on est donc « comme à l’Opéra ». Le livret d’Alain Boublil revient à la langue de Molière – avec une modernisation sensible dans le parler familier, les personnages s’exprimant comme aujourd’hui, mais on peut supposer que Victor Hugo n’en serait pas ému outre mesure, lui qui consacra tout un chapitre de son roman à l’argot. Rappelons néanmoins que ce n’est pas la première fois que Les Misérables est chanté en français, puisque l’œuvre fut créée en 1980 au Palais des Congrès avant de connaître un succès planétaire dans son adaptation anglophone, qui lui valut d’être reprise (et réadaptée en français) en 1991 au Théâtre Mogador. Comme ces opéras que leurs auteurs ont plusieurs fois remaniés, Les Misérables a connu plusieurs versions, indépendamment des questions de traduction, puisque le livret et la partition ont eux aussi évolué au fil du temps. Ce que l’on entend au Châtelet révèle parfois une ambition symphonique dans l’orchestration, mise en valeur par Alexandra Cravero, que l’on a pu applaudir dirigeant les plus grands titres du répertoire lyrique.
© Thomas Amouroux
La production, on l’a déjà laissé entendre, échappe à l’un des travers de la mise en scène lyrique d’aujourd’hui. Le spectacle réalisé par Ladislas Chollat (dont c’est la quatrième comédie musicale) est d’une remarquable fluidité, sans le moindre temps mort : le décor d’Emmanuelle Roy est composé d’éléments mobiles, dont la forme étrange permet néanmoins d’évoquer successivement tous les lieux de l’action, à commencer par la galère des forçats pour le tout premier tableau ; les superbes vidéos signées CUTBACK, sortes de lavis d’encre (technique utilisée par Hugo) en mouvement constant contribuent pour une grande part à la création d’atmosphères idoines. Quant aux costumes de Jean-Daniel Vuillermoz, ils recréent assez fidèlement les années 1820-1830, de la misère des mendiants à l’opulence des invités au mariage de Cosette, en passant par les tenues pittoresques qu’arborent les Thénardier.
Vocalement, le spectateur est aussi autorisé à se croire à l’opéra, puisque le rôle de Jean Valjean est tenu par le ténor Benoît Rameau, que l’on a notamment pu applaudir en Gonzalve de L’Heure espagnole à l’Opéra-Comique ; même s’il est sonorisé, comme tous ses collègues, sa formation lyrique s’entend à plusieurs reprises, notamment dans l’habile dosage du falsetto qu’il s’autorise dans l’air « Comme un homme ». (On remarque aussi dans le chœur des chanteurs vus Salle Favart, comme Ronan Debois ou Ludmilla Bouakkaz).
Toutes les autres voix sont celles d’artistes habitués à la comédie musicale, à commencer par son double négatif (les deux artistes ont presque la même tête, et Valjean finit tout de blanc vêtu alors que Javert est le plus souvent en noir) est incarné par Sébastien Duchange, dont on n’est pas près d’oublier le suicide final, représenté de manière assez saisissante. Océane Demontis profite de l’étoffement du personnage d’Eponine et joue au deuxième acte un rôle comparable à celui de Fantine au premier, où Claire Pérot livrait elle aussi une composition remarquée. En effet, bien que son portrait dessiné par Bayard en 1886 orne l’affiche du spectacle, Cosette est finalement un personnage presque secondaire, qui n’intervient qu’en duo avec Marius, mais Juliette Artigala lui confère des aigus d’une pureté presque opératique, tandis que Jacques Preiss tient fort bien son rôle de jeune premier. Stanley Kass est un Enjolras virevoltant et animé de toute la conviction voulue, mais l’on avouera guetter chaque intervention du couple Thénardier : visage émacié à la Willem Dafoe, perruque incroyable, David Alexis est aussi inquiétant que sympathique en escroc, et l’on savoure l’inénarrable voix de seringue que s’invente Christine Bonnard pour incarner son épouse.
Laurent Bury
> Voir les prochains concerts au Châtelet <
Les Misérables (musique de Claude-Michel Schönberg / livret d’Alain Boublil). Paris, Théâtre du Châtelet, 26 novembre 2024 ; jusqu’au 2 janvier 2025 // www.chatelet.com/en/programmation/24-25/les-miserables/
Photo © Thomas Amouroux
Derniers articles
-
03 Décembre 2024Jacqueline THUILLEUX
-
02 Décembre 2024Michel ROUBINET
-
02 Décembre 2024Laurent BURY