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Une interview de Pene Pati, ténor – « Le français aime les mots, l’italien aime les sons »

 

Véritable révélation, le ténor samoan Pene Pati n’en finit pas de gravir les uns après les autres les échelons qui devraient le voir atteindre rapidement la gloire. Depuis ses débuts très remarqués à Bordeaux en 2018 dans le rôle de Percy (Anna Bolena) et à l’Opéra-Comique dans un retentissant Roméo en décembre 2021 (1), il est fréquemment revenu en France où son timbre velouté, sa voix de ténor aux milles nuances et sa carrure d’athlète ont mis le public en transe. Le théâtre des Champs Elysées n’a pas attendu longtemps pour lui proposer de chanter son premier Rodolfo de La Bohème, une œuvre culte dans laquelle il a tout pour convaincre et se hisser au plus près de son idole, Luciano Pavarotti. Les places risquent d’être chères pour assister à l’une des représentations de la toute dernière production de la saison signée Eric Ruf et dirigée par Lorenzo Passerini, qui s’échelonnera du 15 au 24 juin.
 
 
Vous voici pour la seconde fois au Théâtre des Champs-Elysées pour chanter Rodolfo de La Bohème, une prise de rôle qui arrive donc après une version de concert de Thaïs où vous étiez Nicias. (2) Que pensez-vous de ce personnage toujours sympathique, droit et amoureux, vous qui appréciez les caractères puissants et complexes ?
 
C’est exact, mais je crois qu’il faut essayer d’aborder ce personnage différemment, car on a tendance à le chanter et à le jouer comme un être un peu trop uniformément sympathique, à la limite de la naïveté ; c’est pourquoi j’aimerais mettre en avant d’autres traits de son caractère, pour qu’il apparaisse moins lisse. Je voudrais souligner qu’il est artiste, poète, ce qui n’est pas banal et qu’il ne tombe pas amoureux de Mimi, sur un coup de tête. Dans la plupart des productions dès qu’il entend frapper à sa porte et qu’il découvre une femme, instantanément le public doit en déduire qu’il se dit : « Cette voisine est pour moi. » Non, essayons d’installer un climat, de réfléchir sur les raisons qui poussent Mimi à frapper à la porte de son voisin alors qu’ils ne se sont jamais croisés dans l’immeuble. Selon moi il est plus intéressant de montrer que Rodolfo ne tombe pas amoureux de Mimi au premier regard, qu’il est différent des autres, de par son métier de poète, qu’il vit difficilement de son art, mais qu’il possède de réels atouts pour la séduire.
 

En répétition avec Selene Zanetti (Mimi) © Vincent Pontet

Parlons si vous le voulez bien de jeu : je suis certain que vous savez que cette production succède à celle, controversée, de Claus Guth qui vient d’être reprise à l’Opéra Bastille. Vous avez déclaré récemment que vous préfériez travailler vite, comme c’est le cas en Allemagne qui pratique l’alternance, au lieu de répéter pendant un mois. N’était-ce pas trop long ici à Paris avec Eric Ruf ?
 
(Rires). Nous avons répété six semaines, mais cela ne m’a pas gêné car j’adore la mise en scène d’Eric qui est, ne l’oublions pas, également directeur de théâtre. Cette double casquette fait qu’il sait beaucoup de choses. J’ai souvent travaillé avec des metteurs en scène qui utilisent les acteurs pour obtenir ce qu’ils ont imaginé sur le plateau, les remercie d’avoir été dociles mais ne savent pas ce qu’au fond ils auraient pu donner s’ils leur avaient demandé de montrer ce qu’ils pensent de leurs personnages. Eric s’occupe du théâtre sans jamais le déconnecter de la musique et si ça ne marche pas il essaie de trouver avec nous une solution adaptée.
 
Auriez-vous aimé faire vos débuts en Rodolfo dans une production comme celle de Claus Guth ?

Je crois que pour mes débuts dans La Bohème, à Paris sur les lieux même de l’action, il est préférable de me retrouver sur une production traditionnelle. C’est très beau d’être ici et je le vis comme une chance. Il n’aurait pas été facile de défendre une vision futuriste pour une première expérience. Je serai plus armé pour répondre à toutes les propositions lors de la seconde.
 

© Simon Fowler and Parlophone

Avant d’aborder vos études musicales, je voudrais savoir si vous aviez appris à jouer en scène, à devenir acteur ?

Ahhhh (rires). J’ai appris beaucoup mais pas formellement à l’école. J’ai très tôt chanté dans une chorale et à l’église où j’allais souvent, j’ai beaucoup regardé autour de moi en me dédoublant pour voir l’enfant que j’étais en train de se plier à tous ces rituels. Si bien qu’une fois à l’opéra, j’ai compris que j’allais pouvoir m’exprimer comme à cette époque où je me sentais étrangement libre.
 
Ce n’est un secret pour personne, votre épouse, Amina Edris fait partie de la distribution de cette Bohème, mais vous n’y serez pas amants, seulement amis, puisqu’elle interprète Musetta et non Mimi. Est-il facile d’être en scène ensemble et essayez-vous d’être engagés aussi fréquemment que possible ?

Pas vraiment, nous laissons le hasard faire les choses, car ne voulons pas que l’on pense à l’un et tout de suite à l’autre pour former un duo. J’aime que nous soyons indépendants et quand nous sommes réunis c’est toujours avec grand plaisir. Vous savez, travailler ensemble peut être pénible car nous nous côtoyons pendant la journée et le soir nous parlons encore du travail, ce qui peut être lassant. Mais attention car si nous chantons sur la même production et qu’elle est malade, je vais fatalement l’être aussi (rires). Il y a donc toujours un risque à nous engager…
 
Vous venez des Iles Samoa, un pays sans tradition lyrique mais où l’on chante beaucoup en raison de la facilité de ce moyen de transmission. Vous avez chanté dans une chorale avant de partir pour la Nouvelle Zélande, puis à Cardiff et à San Francisco pour parfaire votre enseignement. N’était-ce pas finalement une chance pour vous d’apprendre la musique totalement libre et décomplexé et surtout sans préjugé ?
 
Oui, sans doute. C’est une bonne question… je crois que mon approche de la musique a été complètement différente car j’ai dû me conformer, acquérir une technique, découvrir des œuvres et des compositeurs qui m’étaient inconnus, pour parvenir à ce que l’on attendait de moi en tant que chanteur. Mais j’avais d’autres idées et d’autres méthodes pour accéder à ce monde qui, au départ, me semblait inatteignable. Pourtant j’ai vu d’autres jeunes apprentis ténors me demander comment je faisais pour chanter certains passages qui pour eux étaient compliqués. Je n’arrivais pas à comprendre et à me mettre à leur place, car je pouvais ressentir une certaine difficulté à exécuter certains passages, mais cela n’était pas bloquant : j’essayais, je me lançais, tournais autour et cela donnait un résultat. Chanter n’est pas facile c’est vrai, mais si l’on se persuade que c’est dure alors on n’y arrive pas ; il faut sourire, réfléchir, et si on veut réussir on essaie et on cherche une solution.
 
Comment avez-vous découvert et accepté la spécificité de votre voix de ténor ?

Je ne m’en suis pas rendu compte, j’ai chanté très tôt comme enfant-soprano et pendant longtemps en chorale et ne me suis pas dit : « Tiens je suis ténor. » Par la suite j’ai entendu Pavarotti, Gedda et Kraus, ai aimé leurs timbres, leurs couleurs vocales et lorsque j’ai réalisé que je pouvais essayer de leur ressembler, j’ai éprouvé une grande satisfaction. Je recherche depuis, l’expression qui vient naturellement sans chercher à contrefaire ma personnalité, pour que les personnages que j’interprète, soient authentiques et ne paraissent pas fabriqués. Quand Rodolfo comprend que Mimi est morte, son cri de douleur ne doit pas être hurlé, nous devons essayer de pleurer en chantant pour que l’effet sur le public n’en soit que plus intense.
 

En répétition au TCE ( mise en scène et scénographie : Eric Ruf ; costumes : Christian Lacroix) © Vincent Pontet

Vous avez souvent dit votre admiration envers Pavarotti qui a toujours chanté avec la même voix sans la forcer. Est-ce également votre mantra, le secret de votre jeune carrière ?

Oui sans doute, ne pas pousser, conserver ma voix, éviter de prendre des risques en cherchant à grossir mon émission, tout en cherchant des couleurs et à exprimer des émotions me semble important ; dès lors que l’on connait ses limites, on peut se concentrer sur l’essentiel et éviter les dérapages. Il faut pour cela avoir testé sa voix et ne pas aller au-delà de ses moyens. Si un partenaire veut me contraindre à dépasser certaines limites, je veille à changer la couleur de la musique, à modérer le tempo et à nuancer pour essayer d’amener mon collègue là où je veux et pas le contraire. Même si parfois je devine que le public apprécierait ce « combat », je vais tout faire pour éviter qu’il y en ait un.
 
Vous avez fait vos débuts scéniques en 2017 à l’Opéra de San Francisco avec Il Duca di Mantova suivi par Romeo, Nemorino, Edgardo, Percy et Alfredo, rôles qui sont parfaitement adaptés à votre âge et à votre instrument qui est léger, doux et frais. Pourquoi est-il si difficile, exception faite pour un ténor comme Michael Spyres, d’alterner partitions lourdes et partitions plus légères ?
 
Je crois que la peur vient du fait que la musique trop lourde empêche la voix de ténor de retrouver une certaine lumière. Pourquoi ? Je n’arrive à me l’expliquer rationnellement, comment dire (il hésite) ... qui sait, dans quelques années je penserai peut être totalement différemment ! J’aimerai pourvoir penser que l’alternance rôle lourd/rôle léger n’interfère pas sur la qualité de l’instrument, mais il faut faire attention car je n’en suis qu’au début de ma carrière. Nous verrons ce que je vous répondrai dans cinq ou dix ans.
 
Je souhaiterais savoir comment vous avez appris à dire non, sans courir le risque de ne plus recevoir d’autres engagements ?
 
C’est drôle car je pensais que cela serait difficile et que dire la vérité pouvait nous être néfaste. Mais refuser une proposition par ce que l’on ne se sent pas prêt, est aujourd’hui quelque chose qui est bien vu et qui suscite du respect. Les directeurs de grandes maisons se disent que l’on est conscient de nos possibilités. Au début j’avais peur des représailles, mais j’ai appris à remercier ceux qui pensaient à moi en leur expliquant qu’il était encore trop tôt pour que j’aborde le rôle en question et qu’il y avait des ténors bien plus expérimentés que moi pour le faire, puis je terminais en disant que je serai très heureux de l’aborder dans quelques années et bien mieux encore. Cette attitude claire et honnête plait, comme quoi les mentalités évoluent.
 
Pour le moment vous chantez Verdi, Donizetti, Mozart, Puccini et quelques rôles français comme Roméo, Nicias ou Fernand. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous aimez tant ce répertoire ?

Ahhh bonne question ! J’aime ce répertoire car cette musique est proche de celle de mon pays, que la langue française est très belle et que les mots semblent toujours caresser les notes ; le français aime les mots, l’italien aime les sons. J’aime le débit de la phrase musicale française et les mots qui s’y posent. Bien que je ne parle pas encore cette langue, je sais exactement ce que je chante. Attention je n’ai pas dit que je n’aimais pas la musique italienne, mais à cause du bel canto on reste focalisé sur la ligne, parfois au détriment du sens des mots.

 

En répétition avec Alexandre Duhamel (Marcello) © Vincent Pontet

Votre premier album d’airs d’opéra, paru chez Erato, a rencontré un très bel accueil. Avez-vous d’autres projets en préparation et quel serait votre programme idéal ?

Oui nous avons un projet que nous allons enregistrer en aout prochain avec mon frère Amitaï et Amina, en compagnie d’Emmanuel Villaume, le tout supervisé par Alain Lanceron (président du label Warner Classics ndlr). L’un de mes rêves serait de pouvoir chanter de la musique du Pacifique, c’est un héritage que je dois faire connaître et qui me correspond. La langue est similaire à l’italien, j’ai d’ailleurs déjà chanté quelques pages en récital en m’accompagnant à la guitare.
 
Votre frère Amitai donc, qui est également ténor et vous, êtes devenus des exemples dans votre pays. Y retournez-vous souvent et que faites-vous en commun pour montrer à la jeune génération que tout est possible ?

Nous y retournons, ainsi qu’en Nouvelle Zélande et essayons d’y donner des concerts avec orchestre, car il n’y en a jamais eu là-bas ; l’idée de faire des opéras doit murir, même si pour les enfants samoans ce monde est vraiment loin du leur. Ils écoutent d’autres musiques et pensent davantage à devenir d’excellents nageurs. Je pense qu’à cette occasion je prendrai la baguette. J’ai dirigé avant d’être chanteur et je me demande si je ne vais pas essayer un jour de faire les deux.
 
Comment gérez-vous la célébrité ?
 
J’essaie d’être à la hauteur de l’admiration que je suscite et de ne pas décevoir ceux qui me suivent. Le public semble apprécier ma voix, mais je n’arrive pas toujours à me rendre compte de son impact. Le succès est parfois très loin de moi, ce qui m’aide à rester humble et à poursuivre mon travail pour être encore meilleur. Je me considère encore comme un étudiant.
 
Propos recueillis et traduits de l’anglais par François Lesueur le 1er juin 2013

 

(1) www.concertclassic.com/article/romeo-et-juliette-lopera-comique-consecration-pour-pene-pati-compte-rendu 

(2) www.concertclassic.com/article/thais-en-version-de-concert-au-theatre-des-champs-elysees-passion-debordante-compte-rendu 

Puccini : La Bohème
Les 15, 17, 19, 22 et 24 juin 2023
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison-2022-2023/opera-mis-en-scene/la-boheme
 
Photo © Simon Fowler and Parlophone

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