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Une interview de Leonardo García Alarcón - Pour une nouvelle révolution du baroque

Sa toute récente version des Vêpres à la Vierge de Monteverdi vient de remporter la Tribune des Critiques de disques de France Musique. Il nous révèle  au disque un splendide et stupéfiant opéra de 1650, Ulisse all’Isola di Circe, tout aussi inconnu que son compositeur, Gioseffo Zamponi, et s’apprête à diriger au Festival de Saint Denis une autre partition qu’il a sauvée de l’oubli, Il Diluvio Universale de Michelangelo Falvetti, alors que paraît la captation de l’Elena de Cavalli qui avait enchanté le public du Festival d’Aix-en-Provence l’été dernier. Entre sacré et profane, rencontre avec Leonardo García Alarcón, dont l’étoile brille intensément au firmament d’une nouvelle renaissance des musiques anciennes et baroques comme on en n’avait plus connue depuis Jordi Savall.

Vous vous apprêtez à donner Il Diluvio Universale de Michelangelo Falvetti au Festival de Saint-Denis. Parlez-nous de cette œuvre que vous avez exhumée.

Leonardo GARCÍA ALARCÓN : C’était en 2000, J’avais vingt-trois ans et ce Diluvio Universale (1) fut une découverte tout à fait hasardeuse pour moi. J’ai reçu un cadeau, une partition que le ténor Vincenzo di Betta m’a offerte. L’œuvre venait tout juste d’être éditée. J’ai ouvert la partition et j’ai tout de suite été sidéré par cette musique. Il suffit de la voir pour l’entendre. Mais je savais que je ne pouvais pas la donner alors en concert. En fait j’ai attendu dix ans et en 2010 je l’ai créée au Festival d’Ambronay. Entre temps, j'étais devenu Directeur artistique du Chœur de Chambre de Namur. Lorsque l’on connaît bien la musique italienne de cette époque on se rend compte immédiatement en regardant le manuscrit à quel point elle est originale. Elle offre des formes d’écriture qu’on ne trouvait pas au nord de l’Europe et pas plus au nord de l’Italie d’ailleurs. Ce qui m’a particulièrement impressionné ? Avec quel sens évocateur Falvetti peut décrire le mouvement de l’eau, comme dans le duo de Noé et de sa femme où l’on entend la basse qui produit le son des flots venant frapper l’arche ; ou un autre moment d’un impact sonore encore plus stupéfiant, lorsque l’humanité est en train de périr : Falvetti ne finit pas les mots, dans morte on n’entend que « mor… », l’eau a englouti la dernière syllabe. Quel effet saisissant, unique. Voir cela dans la partition donne une idée de la force dramatique de la pièce et de la puissance d’imagination que Falvetti a déployée pour mettre en musique cet épisode de la Bible.
 
A Saint-Denis, Kevyan Chemirani et ses interpolations de percussion improvisées seront de la partie comme au disque ?

L. G. A. : Oui, il sera avec nous. Evidemment l’œuvre pourrait se suffire à elle-même. Mais j’ai voulu que Kevyan Chemirani  apporte sa pierre dès le début. Nous avons tenté l’expérience à Ambronay et j’ai été conforté dans mon choix. Après tout c’est une recréation, et l’idée était de pouvoir utiliser durant  le concert les seuls instruments mentionnés dans la parabole de Noé et de l’arche : ni flûte, ni violon, mais pour la prière les seules percussions. Au contraire du caractère brillant ou festif qu’on leur associe en général, Kevyan Chemirani les transforme en des instruments de méditation, souvent à la limite du silence, il leur donne une dimension sacramentelle, et nous conduit quasiment vers un monde de « sons muets », d’une très grande finesse, créant un univers intérieur à la limite du plus ténu des pianissimo, ce qui a aidé les chanteurs de la Cappella Mediterranea à trouver la voie d’un monde de sérénité et de prières, une donnée indispensable pour aborder toute une part de cette œuvre. La présence des percussions a produit une échelle dynamique singulière, en symbiose avec la partition.
 
Vous venez d’enregistrer une version des Vêpres à la Vierge de Monteverdi (2). Comment avez-vous abordé cette œuvre ? Avec le souvenir de ce qu’y faisait votre maître, Gabriel Garrido ?

L. G. A. : Lorsque j’aborde une œuvre, mon premier souci est de prendre connaissance du matériel existant. J’essaye de ne pas être influencé, ce qui est impossible, évidemment. Avec Gabriel  Garrido j’avais pu travailler l’œuvre lors d’une académie sur les Vêpres à Ambronay. Je connaissais donc intimement sa conception de l’œuvre. Quatorze années plus tard je pense différemment, ce qui tout à fait naturel. Mais pour aborder une œuvre aussi importante que les Vêpres on ne peut pas seulement être original. J’ai discuté longtemps avec des spécialistes de Monteverdi, dont Denis Morrier, et j’ai lu toute la littérature musicologique – particulièrement celle publiée en Amérique et en Angleterre – consacrée aux Vêpres. Beaucoup de questions restent en suspens, comme celle de la transposition dans le Magnificat : il est écrit à la clef de chiavette et donc on doit la jouer à la quarte basse. On sait qu’à la cour de Mantoue des cornettinos très aigus pouvaient jouer à la quarte plus haute. On sait également que la chapelle de Mantoue disposait de castrats qui pouvaient chanter les concerti ecclesiastici également à la quarte plus haute sans aucune difficulté.
J’ai posé la question à Denis Morrier : pouvais-je utiliser des transpositions à la quarte haute et à la quarte basse en fonction des interprètes que j’avais à ma disposition ? Il m’a répondu qu’il n’avait jamais songé à cela mais qu’il trouvait l’idée cohérente. Surtout dans le Dixit Dominus : à un moment, la phrase musicale se termine sur un la et le cantus firmus qui suit commence un ton plus bas sans aucune raison apparente, sinon que Monteverdi souhaitait à cet instant exact qu’un chantre chantât un ton plus bas.

Je propose une interprétation du Magnificat dans lequel je voyage entre chiavette et quarta bassa avec un naturel incroyable car la transposition provoque une symétrie très forte qui met les tons en miroir. J’ai lu des aberrations dans certaines critiques sur ce que je faisais dans ce Magnificat, comme si justement les critiques ne se rendaient pas compte. On supporte les mauvaises critiques à condition que ceux qui les écrivent aient au moins entendu quelque chose, se soient rendu compte de la différence. Prenez le cantus firmus pour la grande incantation «Domine ad adjuvandum me » que l’on entend toujours très lent, en notes longues, un peu comme s’il s’était échappé d’une messe de Biber. Cela m’a toujours gêné dans tous les enregistrements de l’œuvre. Un génie du théâtre musical comme Monteverdi qui croyait à un tel point à la déclamation ne pouvait écrire celle-ci en valeur si plate, si lente. Je m’en suis ouvert à Denis Morrier qui m’a dit « Leonardo, je crois que vous avez raison de vouloir changer la déclamation car dans le matériel original aucun rythme n’est indiqué pour ce texte ». Le chantre  pouvait décider de placer comme il le voulait sa déclamation sur la Marche de Mantoue qui ouvre les Vêpres, et dont le rythme est rapide. Cela au moins est une indication fiable. Donc déclamation très courte et scandée en symbiose avec la marche, ce qui me semble plus naturel. Evidemment, certains critiques n’ont rien remarqué. Toutes les versions jusqu’ici ont calqué leur interprétation sur ce que Malipiero a proposé dans son édition des Vêpres qui a longtemps fait autorité. Il fallait proposer autre chose, maintenant que nous l’avons fait cela me semble une évidence.

Autre point : j’ai toujours été très sensible à la clarté dans la polyphonie pour une interprétation des Vêpres. Je voulais y mettre une « sprezzatura », une légèreté qui impliquait que les entrées n’en soient pas surlignées. On pourrait interpréter cela comme un manque de force, surtout dans le Dixit Dominus dont on souligne habituellement uniquement les épisodes guerriers, en appliquant la même puissance lorsque le texte littéraire change totalement et revient à une grande douceur qui autorise à réinterpréter les proportions de l’ensemble de la pièce. J’ai fait une proposition de proportions instables renforcée par l’usage alterné de chœurs et de solistes comme il était d’usage à l’époque – Schütz a décrit cette pratique un peu plus tard – ce qui a pour effet de rendre le contrepoint plus clair, plus aéré. De même la partie finale de l’Audi coelum est souvent donnée à grand chœur, hors j’y entends un vaste madrigal avec tout ce que cela implique. J’y vois d’ailleurs une grande litanie, je me suis limité à une reprise mais j’aime tellement cette musique, dont la progression est tonale et non plus modale, que j’aurais voulu la reprendre en citant chaque nom des saints.  Une immense litanie sans fin avec cette musique absolument parfaite.

Evidemment, on n’en a jamais fini avec les Vêpres,  j’espère bien pouvoir les enregistrer à nouveau dans vingt ans, car l’interprétation d’une telle œuvre se modifie en fonction de vos expériences, de votre vie même. Pour l’heure nous avons essayé d’en proposer une évocation car aujourd’hui, au XXIe siècle, on ne peut prétendre à en offrir une version qui serait « la » version. Nous avons essayé de saisir la lumière subtile de cette œuvre de la jeunesse de Monteverdi, de la faire entendre dans sa nature sonore lumineuse, toujours en mouvement, en la débarrassant de la pompe, des violences, des lourdeurs qui l’ont souvent encombrée. On ne peut pas réduire la Pietà de Michel-Ange à un cube.

Vous venez de faire paraître un opéra quasiment inconnu qui se révèle une partition éblouissante, un jalon du théâtre lyrique italien quelque part entre Le Couronnement de Poppée ou Le Retour d’Ulisse de Claudio Monteverdi et les grands ouvrages lyriques de Francesco Cavalli. Comment avez-vous découvert cet Ulisse all’isola di Circe de Gioseffo Zamponi (3) ?

L. G. A. : Je vis à Genève où j’enseigne au Conservatoire. J’y ai étudié avec Stéphanie de Failly, une amie qui dirige aujourd’hui l’Ensemble Clematis. Nous avons travaillé sur les musiciens de l’époque pré-baroque et baroque des Pays-Bas du Sud ; tous ces compositeurs qui travaillaient à Bruxelles. Un jour elle m’a montré la partition de cet Ulisse de Zamponi qu’elle venait de découvrir dans une bibliothèque de Vienne. C’est le premier « opéra belge », on n’en connaissait jusque-là qu’une des parties, mais elle en avait retrouvé l’intégrale. Nous étions en 2004. On se trouvait en face d’un chef-d’œuvre incroyable, complet en plus !

Là encore, une parenthèse sur la critique. On entend toujours avec intérêt des avis sur une œuvre ou une interprétation, mais lorsque j’ai lu que j’avais complété la partition de l’Ulisse, les bras m’en sont tombés. Je n’avais rien à compléter, je n’ai jamais vu entre les opéras de Cavalli ou de Monteverdi une partition aussi complète à l’exception de l’Orfeo de Monteverdi, qui, comme l’Ulisse de Zamponi, est un opéra de cour. L’ensemble instrumental est parfois noté à sept voix ! Christine de Suède a dit que c’était une des plus belles œuvres qu’elle avait entendues de toute son existence, et elle l’a déclaré à la toute fin de sa vie ; elle en avait gardé le souvenir intact, c’était son premiers contact avec l’opéra italien, elle l’a d’ailleurs fait jouer deux soirées supplémentaires. Nous avons eu la chance de pouvoir compter pour incarner Ulisse sur Furio Zanasi et sur son art de la déclamation, sa diction où le sens dramatique des mots prend un tel relief, et le projet a été porté à bout de bras par Jérôme Lejeune, le « patron » des disques Ricercar qui est notre ange gardien. Un concert et cinq jours de studio, pour que nous trouvions la vie de ce théâtre incroyable alors que nous n’avons hélas pas monté l’œuvre à la scène. Un jour peut-être …
 
Où en est le projet du Millenium Orchestra ?

L. G. A. : Le Millenium Orchestra est une formation créée par le Centre d’Art vocal et de Musique Ancienne qui  héberge aussi le Chœur de chambre de Namur (4). Il est destiné à la révélation d’œuvres de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane. Je pense déjà à enregistrer des messes de Bellini, mais aussi des œuvres de son maître bien aimé, Zingarelli, dont les oratorios me semblent extraordinaires. J’aimerais faire connaître sa Messe à double chœur …

Propos recueillis par Jean-Charles Hoffelé

 
(1) On pourra trouver l’enregistrement de ce Diluvio Universale de Falvetti sous étiquette Ambronay Editions. Leonardo García Alarcón et sa Capella Mediterranea ont également enregistré pour le même label l’autre « oratoriopéra » de Falvetti, tout aussi saisissant, Nabucco.
Rappelons qu’Ambronay Editions a par ailleurs consacré le n° 5 de ses Cahiers à une étude approfondie du Diluvio universale.
 
(2) A se procurer impérativement, l’enregistrement des Vêpres à la Vierge de Monteverdi selon Leonardo García Alarcón, avec le Chœur de chambre de Namur et la Cappella Mediterranea, vient de paraître sous le label du Festival d’Ambronay (2 CD AMY 041)

3) Edition d’art pour cette première discographique, avec la reproduction des gravures des décors de la création, un texte spirituel et éclairant de Philippe Beaussant, des mises en perspective sur l’œuvre et l’enregistrement respectivement signées par Olivia Wahnon de Oliveira et Jérôme Lejeune.  Un double disque livre à connaître absolument (Ricercar RIC 342).

(4) Site du Centre d’Art vocal et de Musique Ancienne de Namur : http://www.cavema.be

 
Michelangelo Falvetti : Il Diluvio Universale
Solistes, Chœur de Chambre de Namur, Cappella Mediteranea, dir. Leonardo Garcia Alarcon
20 juin 2014 - 20h 30
Saint-Denis – Basilique

www.concertclassic.com/concert/falvetti-il-diluvio-universale-le-deluge-universel

Photo © DR

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