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Récital d'Olivier Latry à l'orgue Grenzing de Radio France – Ultime étape avant l'inauguration officielle – Compte-rendu

Bien que non officiellement inauguré, l'orgue Grenzing de Radio France a déjà retenti à cinq reprises : les 10 et 12 décembre avec l'Orchestre National de France puis le Chœur et la Maîtrise de Radio France (1) ; le 17 février pour le Requiem de Maurice Duruflé (2) ; enfin les 10 et 13 mars lors du Festival de Musique française : en ouverture du cycle et de nouveau avec le National, dirigé par Fabien Gabel – Concerto pour orgue, orchestre à cordes et timbales de Francis Poulenc (3) ; puis à l'occasion du premier récital proprement dit sur le nouvel instrument (récital qui sera diffusé sur France Musique le mercredi 18 mai à 14 heures) – avec à la console mobile, lors de ces deux concerts, l'un des organistes titulaires de Notre-Dame de Paris : Olivier Latry.
 
Depuis le concert du 17 février, les responsables de l'orgue Grenzing ont fait savoir qu'un intense travail de parachèvement de l'harmonisation des quelque 5320 tuyaux avait été mené à bien. Et le fait est que la surprise d'un orgue bien sonnant fut indéniablement au rendez-vous de ce 13 mars – étant entendu que jamais le Grenzing ne sonnera comme le Rieger de la Philharmonie, ne serait-ce qu'en raison de son écrin de bois et d'un volume de salle sensiblement plus modeste, les deux acoustiques n'étant en rien comparables et les deux orgues de facto foncièrement différents, ce dont on ne peut que se réjouir : aucun double emploi, chaque salle et chaque orgue ayant leurs caractères propres. Bien que véritablement « sonore » et puissant, le Grenzing s'affirme avant tout par la qualité des jeux de détails et les nuances innombrables que permettent ses différents plans sonores – avec trois claviers en boîtes expressives, dont les mélomanes virent les jalousies, de part et d'autre de la façade principale à double étage, en constant mouvement durant le récital.

© Radio France / Christophe Abramowitz

Si la thématique du Festival imposait le répertoire français, l'esthétique première du Grenzing – instrument contemporain d'inspiration « post-symphonique » bien que résolument polyvalent – orienta le programme vers l'école symphonique et moderne française. Honneur à Charles Tournemire à travers son Choral-improvisation sur « Victimae paschali laudes », tel que transcrit par Maurice Duruflé (Durand, 1958) d'après la gravure du 30 avril 1930 à l'orgue de Sainte-Clotilde : noble entrée en matière qui confirma le caractère bien sonnant de l'instrument – suivi du premier titulaire de Sainte-Clotilde, César Franck : Prélude, Fugue et Variation (dédié à Saint-Saëns : gage de classicisme et claire indication sur le plan interprétatif). Où l'on entrevit encore plus précisément les subtilités de palette que dévoilera le Grenzing au fil des concerts qui auront pour mission de le mettre en valeur. Sur un tempo modéré, Olivier Latry fit chanter jeux de fonds et hautbois solo avec infiniment de poésie, discrétion et presque retenue, jusqu'à faire complètement oublier la faible réverbération de la salle, au chant pur et nostalgique des volets extérieurs répondant la puissance structurelle et dynamique de la Fugue médiane. Le flamboyant Joie et clarté des Corps glorieux de Messiaen offrit un contraste saisissant, élargissant la palette (mutations notamment) à des mélanges plus contemporains et tout aussi satisfaisants en termes de projection et de propagation du son dans l'Auditorium.
 
Le thème du Victimae paschali laudes (séquence de Pâques – année liturgique oblige, jusque dans une salle de concert !) fut de nouveau évoqué avec les Cinq versets du même nom de Thierry Escaich, reflet d'une époque déjà révolue (1991) où la puissance publique s'intéressait à l'instrument orgue et s'en donnait les moyens. Superbe de concision et d'impact rythmique, lyrique et dramatique, l'œuvre avait été commandée (collection Orgue d'aujourd'hui, Éditions Henry Lemoine) par l'ARIAM-Île-de-France (4) à l'occasion d'un Forum des Orgues d'Île-de-France – 660 orgues répertoriés dans cette seule région – qui fit date à l'époque, riche de projets et d'actions, de l'inventaire national des orgues de France. Forum durant lequel furent créées des œuvres destinées aux classes d'orgue des conservatoires, signées de neuf compositeurs : Jean-Pierre Leguay, Alain Mabit, Christian Villeneuve (1er cycle) ; Jacques Charpentier, Charles Chaynes et Antoine Tisné (2ème cycle) ; Thierry Escaich, Loïc Mallié et Raffi Ourgandjian (3ème cycle). Ces Cinq versets sur le Victimae Paschali (intitulé de l'édition), que Thierry Escaich a lui-même enregistrés sur son orgue de Saint-Étienne-du-Mont (Calliope, 2001), apportèrent sous les doigts d'Olivier Latry, exemplaire de résolution rythmique et de sombre lyrisme (Adagio ma non troppo des II et IV), la confirmation de l'une des vocations du Grenzing de Radio France : la création contemporaine.
 
C'est sur un absolu cheval de bataille que se refermait ce premier récital : la Suite op. 5 de Duruflé – à l'œuvre intégrale duquel Olivier Latry, l'année même de sa nomination à Notre-Dame, consacra l'un de ses premiers disques (BNL, 1985), sur l'orgue de Saint-Étienne-du-Mont : celui de Duruflé – qui allait devenir celui d'Escaich (et Vincent Warnier). Prélude et Sicilienne furent à Radio France d'irréfutables et intenses moments de gravité puis de poésie savamment et souplement orchestrée, cependant que la célèbre et torrentielle Toccata, monument entre tous interprété avec l'éclat que l'on imagine, laissa les avis partagés – compte tenu de l'acoustique faiblement réverbérée, disait tel grand maître à l'issue du concert, un jeu plus legato eût été mieux en situation…
 
Le premier bis fut une suspension du temps chargée d'émotion : il y aura vingt-cinq ans cette année disparaissait, le 5 août 1991, Gaston Litaize (5), personnage haut en couleur et grande figure de ce qui allait devenir Radio France : il fut responsable de l'orgue et des émissions religieuses à la Radiodiffusion Française dès la Libération et pendant trente-et-un ans, en charge des projets de construction des orgues Müller du Studio 103 et Danion-Gonzales du Studio 104, qu'il inaugura lui-même en 1964 et 1967. Immense organiste et remarquable pédagogue, il fut le maître d'Olivier Latry, mais aussi d'Olivier Vernet, d'Éric Lebrun et Marie-Ange Leurent (qui ont enregistré l'intégrale de son œuvre pour orgue, Bayard Musique, 2009 : centenaire de la naissance de Litaize) et de tant d'autres organistes éminents d'aujourd'hui – et compositeur, malheureusement trop peu joué. Olivier Latry fit entendre Lied (1932), troisième des Douze Pièces pour grand orgue (1929-1938) – lesquelles constitueraient un superbe programme (risqué en termes de public ?) sur le Grenzing de l'Auditorium –, tout aussi magnifiquement registrée et variée que les deux premières pages de la Suite de Duruflé contemporaine (1932-1933). À l'émotion pure fit suite l'envoûtant panache du Carillon de Westminster de Vierne, brillantissime, on s'en doute : on s'habituera sans difficulté, et avec bonheur, aux timbres « ronds » de cet orgue de salle que l'on ne demande qu'à découvrir dans toutes sortes de répertoire.
 
Michel Roubinet

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P.S. Le seul bémol de ce premier récital fut le refus des responsables de l'Auditorium d'ouvrir les premier et second balcons. Dans une salle de type « arène », tout ce qui se passe au centre se trouve « en face » de tout auditeur, quelle que soit sa place. Parfait. Rien de tel pour l'orgue, placé latéralement. Sachant que le nombre des places « de face » (au sens d'une salle traditionnelle et au regard de l'orgue) est assez limité au parterre, la majorité du public se retrouve nécessairement plus ou moins de côté, avec une perception latérale du son : on sait que le Grenzing, puisque non centré, ne bénéficie pas pleinement, contrairement aux instruments jouant sur l'arène, de la diffusion optimale du son induite par la canopy. La logique musicale voudrait que l'on ouvre donc les deux balcons de manière à placer, en priorité, autant d'auditeurs que possible face à l'orgue.

 
(1) www.concertclassic.com/article/premieres-auditions-de-lorgue-grenzing-de-radio-france-en-attendant-lharmonisation-complete
 
(2) http://www.concertclassic.com/article/florian-helgath-dirige-le-choeur-de-radio-france-requiem-de-durufle-avec-yves-castagnet
 
(3) Concert retransmis en direct mais disponible sur francemusique.fr
http://www.francemusique.fr/emission/les-jeudis-du-national/2015-2016/olivier-latry-et-l-onf-sous-la-direction-de-fabien-gabel-dans-un-programme-chausson
 
(4) ARIAM-Île-de-France
http://www.ariam-idf.com/conseil-expertise/orgues
 
(5) Association Gaston Litaize
http://www.gastonlitaize.com
 

Paris, Auditorium de la Maison de la Radio, 13 mars 2016
 

Photo Olivier Latry © Philippe Guyonnet

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