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Premières auditions de l'orgue Grenzing de Radio France – En attendant l'harmonisation complète – Compte-rendu

Six semaines après le Rieger de la Philharmonie de Paris (1) et selon un même scénario – instrument non entièrement harmonisé (2) –, l'orgue Grenzing de l'Auditorium de Radio France a donc enfin levé le voile sur une partie de sa prometteuse palette (l'ensemble de la programmation avec orgue avait dû être reporté d'une saison) à l'occasion de deux concerts très heureusement complémentaires : la composition de l'instrument est sur le papier un chef-d'œuvre d'équilibre et de diversité, ainsi que l'on devrait pouvoir le vérifier, grandeur nature, au fil des concerts 2016.
À la différence du concert du 28 octobre à la Philharmonie, qui s'ouvrait sur une improvisation de Thierry Escaich permettant d'emblée de découvrir une grande variété de timbres avant d'entendre la Symphonie de Saint-Saëns, cette première audition publique du Grenzing, le 10 décembre (jour de naissance de César Franck et d'Olivier Messiaen !), limita l'orgue à son rôle d'instrument-roi au sein de l'orchestre. Pour commencer d'apprécier le détail de sa riche palette, il fallait revenir deux jours plus tard.
 
Le concert symphonique du 10 s'ouvrit donc non pas sur un avant-goût de l'orgue seul, mais sur l'Ouverture de Benvenuto Cellini de Berlioz, d'une effervescence et d'une somptuosité orchestrale certes époustouflantes, notamment les multiples sections mettant tour à tour en exergue chacun des pupitres de l'Orchestre National de France, dirigé en cette occasion si particulière par Christoph Eschenbach (ainsi l'éloquent quatuor de bassons, dignement entouré et porté par l'acoustique chaleureuse du lieu), jusqu'à une opulence dynamique que l'on allait retrouver dans Saint-Saëns, extravertie presque jusqu'au point de rupture dans cette arène plus resserrée qu'à la Philharmonie. En prévision de déploiements sonores d'une telle exubérance, mieux vaut prévoir de réserver aux balcons supérieurs.
 
Si la création mondiale du Concerto pour alto de Jörg Widmann avait répondu aux premières notes du Rieger, ce fut à l'Auditorium la création française du Concerto pour flûte et orchestre de Guillaume Connesson, sous-titré Pour sortir au jour (nom original du Livre des morts de l'Égypte antique), qui constituait le temps fort de la première partie du concert. Commande de Radio France et du Chicago Symphony Orchestra, l'œuvre a été créée le 5 mars 2014 à Chicago par le soliste du concert parisien : Mathieu Dufour.
En regard de Widmann, une tout autre approche de la modernité, d'une beauté et d'une force conquérantes, à l'image de l'orchestration, puissante et sensible, lumineuse et d'une ampleur subtilement calibrée par rapport à la flûte, dans une lignée réactualisée qui pourrait revendiquer comme sources vives jusqu'à l'orchestre de Roussel et l'« exotisme » solaire de Szymanowski. Guillaume Connesson en explique la progression symbolique dans le programme de salle (3). Admirablement entouré par un orchestre dont l'écoute et la réponse furent rien moins que prodigieuses, Mathieu Dufour déploya avec maestria une partie soliste complexe et idéalement projetée dans l'espace, en un superbe et constant dialogue avec l'orchestre et de nouveau ses différents pupitres – jusqu'à la flûte solo de l'orchestre. Très beau succès public couronné d'un bis sans rupture esthétique et pas si lointain ancêtre : Syrinx de Debussy.
 
La Symphonie n°3 de Saint-Saëns se révéla à l'opposé de la version entendue à la Philharmonie sous la baguette de Paavo Järvi : éternel affrontement, déjà évoqué, entre tenants d'un Saint-Saëns postclassique réfutant tout excès, position confirmée par maints écrits du compositeur et dont Paavo Järvi s'était fait l'interprète superbement inspiré, tout en clarté et suprême ferveur d'une élégance sans failles, et tenants d'un orchestre sans entraves, aux accents appuyés et d'ailleurs d'une formidable véhémence, l'emphase d'un texte pouvant parfaitement s'y prêter et le vertige de l'impact instrumental – admirable assurance de l'orchestre dans ses moindres composantes – l'ayant emporté, sous la direction d'Eschenbach, sur un goût privilégiant équilibres et rapports de force délicatement dosés.
 
À l'orgue : Vincent Warnier – ainsi les deux titulaires de Saint-Étienne-du-Mont, successeurs de Maurice Duruflé, auront-ils eu l'honneur des premières auditions des deux nouveaux instruments parisiens. L'orgue intervient dans le Poco adagio puis dans le Maestoso qui referme la Symphonie. Pour l'intervention initiale, des premières notes dépendant la magie de cette entrée en scène du roi des instruments sur la pointe des pieds, Vincent Warnier, pour répondre aux cordes du National, fit le choix peu conventionnel d'un jeu de gambe, au timbre mordant et assez éloigné de la douceur diaphane et progressive à laquelle on est habitué.
Premier contact avec le Grenzing pour l'auditoire, premier constat : projection claire et solide pour une présence acérée qui, indépendamment des inévitables réglages et ajustements à venir, semble de prime abord convaincante – à défaut d'être encore pleinement poétique. Dans une acoustique de salle qui ne saurait porter le son comme sous une voûte, guère d'autre choix que de moduler couleurs et dynamique de la partie d'orgue, ce que fit Vincent Warnier, avec discrétion et cohérence, jusqu'à la fin du mouvement – véritablement un instrument parmi d'autres, « avec orgue » et non « pour orgue », comme spécifié. La force de l'orgue requise par le Maestoso, bien qu'encore incomplète, lui permit de conserver sa juste place, sans toutefois risquer dominer un orchestre aussi sonorement déployé. Gageons que l'orgue achevé et acoustiquement intégré tiendra plus royalement encore son rang dans cette œuvre-phare.
 
Le concert du 12 décembre, que l'on pouvait percevoir comme se substituant à la Veillée de Noël de France Musique, programmée à Saint-Eustache et finalement annulée faute de budget, fit entendre le Grenzing au côté de la Maîtrise puis du Chœur de Radio France. Aux claviers : Denis Comtet, musicien aux multiples talents, notamment professeur d'accompagnement et maître réputé dans cet art des plus exigeants, mais aussi pianiste, chef de chœur et d'orchestre. La première partie de programme (4) fit tout d'abord entendre la Maîtrise, sous la vigilante direction de Marie-Noëlle Maerten, dans des Carols d'Imogene Holst puis, en création française, de Timothy Salter, évoquant avec talent et a cappella le charme des maîtrises de cathédrale anglaises.
Vinrent ensuite des pages de Fauré plus familières dans l'interprétation de voix de femmes : délicieuse et pudique Messe basse, puis Maria, Mater gratiae et Tantum ergo, la « fragilité » des voix d'enfants et jeunes filles pouvant naturellement s'inscrire dans la descendance du jeune Louis Aubert créant le Pie Jesu du Requiem. La partie d'orgue, s'agissant d'un instrument à la projection aussi directe que le Grenzing de Radio France, demande un soin extrême dans le choix des registrations – tout en sachant que plus on s'éloigne de l'emplacement choisi pour la console mobile, positionnement de référence en fonction duquel les proportions dynamiques sont calculées, plus l'équilibre entre voix et orgue se trouve modifié, inconvénient majeur d'une salle circulaire, idéale pour ce qui se passe au centre de l'arène cependant que l'orgue, naturellement, est suspendu à la périphérie de la sphère musicale.
 
Dirigé par Marc Korovitch, le Chœur de Radio France fit ensuite entendre le cycle de Benjamin Britten Rejoice in the Lamb op. 30 (1943), œuvre splendide et la plus intéressante en l'occurrence pour le rôle dévolu à l'orgue, sollicité de manière extrêmement vive et inventive : enfin l'occasion d'entendre des mélanges d'une belle et séduisante diversité, premier aperçu de la véritable palette du Grenzing, des jeux de fonds jusqu'aux plans de mixtures, en passant par de lumineuses mutations. L'occasion également de percevoir ce côté droit devant, accusé et sans doute en soi une qualité en termes d'absolue clarté, sans toutefois l'indispensable vibration seule à même d'assurer le lien entre les notes, comme si l'orgue, d'une « excessive » stabilité, ne parvenait à faire entendre sa propre respiration. Si l'équilibre des masses n'en fut pas moins satisfaisant, nul doute que, pour l'instant, le Grenzing n'est pas en mesure de susciter une atmosphère de mystère, de distance poétique. Il va de soi que, tant que l'harmonisation de l'orgue et la finalisation de l'acoustique de la salle en fonction de ses propriétés physiques ne sont achevées, on ne saurait juger des qualités définitives de cet instrument de premier plan.
 
Le hiératique In Memoriam (2002) de Thierry Escaich et le Geistliches Lied du tout jeune Brahms, récemment entendu à Notre-Dame avec notamment le Chœur de chambre de la Maîtrise de Radio France (5), refermaient la partie dévolue au Chœur, avant que Maîtrise et Chœur ne soient réunis pour le Cantique de Jean Racine, pur chef-d'œuvre d'un Fauré de vingt ans – la puissance des voix d'adultes couvrant sans indulgence celles des jeunes chanteurs, ainsi que l'œuvre bissée ne fit que le confirmer.
 
Rendez-vous le 17 février 2016 pour un nouveau concert orgue et chœur : Requiem de Duruflé dans la version pour orgue seul, avec aux claviers Yves Castagnet et sous la direction de Florian Helgath ; puis le 10 mars avec l'ONF – et Olivier Latry dans le Concerto pour orgue de Poulenc ; après quoi l'organiste de Notre-Dame donnera le 13 mars un récital, première véritable occasion d'entendre pour lui-même le Grenzing (6). L'orgue sera-t-il alors entièrement harmonisé ? Il devrait l'être à coup sûr pour l'inauguration officielle des 7, 8 et 9 mai : « programme communiqué ultérieurement ».
 
Michel Roubinet
 
Paris, Radio France, Auditorium, 10 et 12 décembre 2015
 (1) www.concertclassic.com/article/thierry-escaich-paavo-jarvi-et-lorchestre-de-paris-la-philharmonie-premiere-audition-de
 
(2) www.concertclassic.com/article/trois-questions-lionel-avot-conseiller-musical-pour-lorgue-la-direction-de-la-musique-de
 
(3) Programme de salle du 10 décembre 2015
 www.maisondelaradio.fr/sites/default/files/asset/document/gilles%2010%20dec%20ONF.pdf
 
(4) Programme de salle du 12 décembre 2015
 www.maisondelaradio.fr/sites/default/files/asset/document/gille%2012%20dec%20Maîtrise.pdf
 
(5) www.concertclassic.com/article/maitrise-notre-dame-de-paris-et-maitrise-de-radio-france-notre-dame-lallemagne-et-le-grand
 
(6) Récital d'Olivier Latry, dimanche 13 mars 2016 à 16 heures
www.maisondelaradio.fr/evenement/lheure-musique/recital-olivier-latry
 
 
Sites Internet :
 
Concert Radio France du 10 décembre 2015
www.maisondelaradio.fr/evenement/concerts-du-soir/symphonie-avec-orgue-saint-saens
Réécoute (podcast) jusqu'au 9 janvier 2016
www.francemusique.fr/emission/les-jeudis-du-national/2015-2016/vincent-warnier-et-mathieu-dufour-interpretent-en-compagnie-de-l-onf-des-oeuvres-de
 
Concert Radio France du 12 décembre 2015
www.maisondelaradio.fr/evenement/samedi-pour-tous/musique-sacree-avec-orgue
Diffusé sur France Musique le 21 décembre 2015 dans l'émission de Dominique Boutel Le concert de l'après-midi
www.francemusique.fr/emission/le-concert-de-l-apres-midi/2015-2016/musique-sacree-avec-orgue-par-la-maitrise-de-radio-france-12-21-2015-14-00
 
Vincent Warnier
www.facebook.com/v.warnier/timeline?ref=page_internal
 
Denis Comtet
prod-s.com/artistes/332-denis-comtet
 
Photo © Radio France / Christophe Abramowitz  

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