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A Quiet Place de Leonard Bernstein à l’Opéra de Paris – Dysfonctionnellement vôtre – Compte-rendu

 
Entre sortie du West Side Story « de Spielberg » dans les cinémas à Noël dernier et arrivée du West Side Story « de Barrie Kosky » à Strasbourg en mai prochain (1), la saison 2021-22 aurait déjà été une année faste pour les admirateurs de Leonard Bernstein, mais voici que l’Opéra de Paris y va de sa création française, voire mondiale, en proposant A Quiet Place à Garnier pour toute une série de représentations.

Créé en 1983, remanié en 1986 par son auteur, puis adapté et transcrit pour orchestre de chambre en 2013 et enfin réarrangé pour grand orchestre, cet opéra au parcours complexe serait-il donné s’il était signé d’un nom moins prestigieux ? On ne le saura jamais, et peu importe : le public de la première parisienne lui a réservé un accueil très chaleureux, ravi de reconnaître, sous la baguette attentive et ô combien intelligente de Kent Nagano, les accords et les rythmes typiquement bernsteiniens qui percent entre les bouffées néo-pucciniennes ou post-tchaïkovskiennes (« Lenny » pratique même l’autocitation, avec un fragment de Trouble in Tahiti, dont A Quiet Place est la continuation trente ans après, et une référence au « What a day for an autodafé » de Candide qui devient « What a day for a café au lait »). Après un premier acte hérissé de brèves interventions des nombreux personnages réunis pour l’enterrement de Dinah, l’héroïne de Trouble in Tahiti, les deux suivants donnent à voir les lavages de linge sale du reste de la famille, d’autant plus complexe que l’amant du fils a épousé la fille.
 

© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Un tel scénario semble pain bénit pour Krzysztof Warlikowski, mais les habituelles audaces du Polonais sont ici un peu désamorcées : inutile de transposer l’action dans les années 1970, c’est déjà le cas (1983, c’est presque pareil) ; le film projeté avant le lever du rideau n’est pas vraiment un ajout, puisque l’œuvre s’ouvre par une évocation de l’accident qui a coûté la vie à la mère (avec sa protagoniste dessinée par ordinateur, le film projeté pendant ces quelques minutes a un faux air de jeu vidéo) ; et le metteur en scène n’a pas à faire d’acrobaties pour situer le premier acte dans un funérarium, puisque c’est là aussi ce qui est prévu. Simplement, par un warlikowskisme attendu, la maison familiale est évoquée grâce à deux « boîtes » latérales qui s’avancent sur scène et forment les deux pièces où l’action se déroule simultanément. Et ce qui est propre à cette production, c’est qu’elle confie le rôle de la disparue à une actrice (Johanna Wokalek, silencieuse mais forte présence) qui évolue parmi les vivants, matérialisant bien l’obsession de l’épouse et de la mère qui les hante. Un petit garçon – non crédit au programme – tient aussi le rôle du fils vingt ans auparavant, et c’est lui qui, entre le premier et le deuxième acte, visionne quelques instants d’un Young People’s Concert où Bernstein explique sa conception de la Quatrième Symphonie de Tchaïkosvki.
 

© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

On l’a dit, le premier acte est une scène de foule, qui inclut un quatuor – équivalent du trio qui sert de chœur antique dans Trouble in Tahiti – et divers amis venus à l’enterrement. On y remarque surtout Emanuela Pascu, qui confirme, après sa récente reine Gertrude dans Hamlet à Saint-Etienne, qu’elle dispose de moyens vocaux considérables, auxquels s’ajoute cette fois une forte personnalité théâtrale. Colin Judsor est un « funeral director » pittoresque, Hélène Schneiderman une touchante Susie, et le quatuor se compose de membres présents ou passés de l’Académie de l’OnP, Marianne Croux en tête. Des quatre protagonistes, Russell Braun est celui qui semble le moins à son aise : son long monologue de la fin du premier acte ne permet pas à la voix de se déployer comme on aimerait l’entendre, et les scènes suivantes lui donnent peu d’occasions de s’imposer. Frédéric Antoun n’a aucun mal à passer constamment de l’anglais au français, comme l’exige un peu trop systématiquement le livret, et l’on regrette que le rôle de François, bien qu’étoffé par l’adaptation  de Garth Edwin Sunderland, ne lui accorde malgré tout pas de véritable air. Appelée à remplacer Patricia Petibon initialement annoncée, Claudia Boyle retrouve sans peine un personnage qu’elle avait enregistré en 2018 et éclate en Dede, sans se laisser voler la vedette par son partenaire au disque, Gordon Bintner, qui ne fait qu’une bouchée de Junior, dont il assume toute l’outrance et toute la déchirure.

Laurent Bury

(1) www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2021-2022/opera/west-side-story

Leonard Bernstein : A Quiet Place (livret et partition adaptés par Garth Edwin Sunderland), création française – Paris, Palais Garnier 9 mars ; prochaines représentations les 10, 13, 16, 18, 21, 23, 24, 26, 29 & 30 mars 2022 // www.operadeparis.fr/saison-21-22/opera/a-quiet-place
 
Photo © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

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