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Création mondiale du Te Deum pour Notre-Dame de Thierry Escaich – Pour la cathédrale miraculée – Compte-rendu

La présence de Thierry Escaich à Notre-Dame ne date pas de son accession, en avril 2024, à la tribune du grand orgue comme cotitulaire de l’instrument restauré. L’interprète et improvisateur a naturellement été l’invité des récitals d’orgue du mardi soir, mais le compositeur s’y est aussi illustré avec Le Dernier Évangile, oratorio commandé par et créé à la cathédrale de Saint-Malo en 2000 dans sa version originelle pour double chœur mixte, orchestre et orgue. Entendu sous cette forme à Notre-Dame de Paris en 2002, et alors enregistré (Hortus 024), il y a été redonné en 2015 dans sa version avec deux orgues (1).
Pour la cathédrale miraculée
« Un Te Deum est une hymne qui fête une grande occasion » : commandé en 2023 par Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, celui de Thierry Escaich vient d’y être créé pour marquer les six premiers mois de la réouverture de la cathédrale miraculée et en célébrer l’émouvante résurrection, menée de mains de maîtres par d’innombrables artisans-artistes recréateurs. On songe ici à un précédent musical, d’un tout autre format, que la Maîtrise pourrait avoir à cœur d’inscrire à son répertoire : l’oratorio d’Albert Alain La cathédrale incendiée (1927), sur un texte d’Henri Ghéon – une autre Notre-Dame, celle de Chartres, disparue dans les flammes en 1194 (sauf le massif ouest et son fameux portail royal, départ de l’édifice actuel), dont le trésor renfermait « le voile de Marie », relique parmi les plus vénérées d’Occident, épargnée par l’incendie. Créée sur le parvis chartrain lors des fêtes du Millénaire, l’œuvre fut orchestrée par Olivier Alain et recréée en 1954 à Saint-Germain-des-Prés. Jacques Lonchampt (Le Monde, 5 juin 1967) évoque « une fresque très souple passant de la terreur panique à l'allégresse finale ».

© D. Guedez-L. Hoarau
Poésie française et vers latins
Tant cette composante mariale, essentielle, qu’une même progression de la dramaturgie sont à l’œuvre dans le grandiose Te Deum de Thierry Escaich : « De la nuit la plus obscure à la lumière la plus aveuglante, passant du feu "qui brûle mais n’éclaire pas" à une autre flamme "qui illumine mais ne brûle pas" ». Comme pour Le Dernier Évangile, le compositeur en a élaboré le texte avec l’écrivaine et poétesse Nathalie Nabert, l’hymne latine étant distribuée sur l’ensemble de l’œuvre, en quatre parties. Le reste alterne poésie française et vers latins – évangile selon saint Luc : Ignem veni mittere in terram, Psaume 130 : De profundis clamavi ad te, Domine, ou encore Virgile, aussitôt après le Te Deum laudamus initial, auquel on attribue In girum imus nocte ecce et consumimur igni (papillons de nuit tournant autour d’une chandelle avant de s'y brûler), pour n’évoquer que le premier mouvement, Nuit de feu, celle de la destruction.
De Sainte Geneviève à Claudel en passant par Hugo
Le texte du Cantique des Trois Enfants (Livre de Daniel) introduit le deuxième mouvement, Anges de lumières. La complexité globale du texte chanté, sa mise en œuvre par strates souvent cumulées ainsi que l’extrême rapidité d’élocution ne permettent certes pas d’en suivre aisément le détail. S’en détachent toutefois des incises pivots : Te Deum laudamus, Sanctus, Sanctus, Dominus, Tu rex gloriae, Salvum fac populum tuum, In te, Domine, speravi, ponctuant la compréhension et le déroulé de l’œuvre. La troisième partie, Le Vaisseau marial, s’ouvre à ceux dont l’aura a marqué l’histoire de Notre-Dame de Paris et fait mention de sainte Geneviève, de saint Louis et de la couronne d’épines, de Victor Hugo à travers Quasimodo et Esmeralda, de l’écrivain Huysmans et du penseur Frédéric Ozanam, de Péguy et de Claudel : l’une des deux seules sections où interviennent des voix solistes issues du chœur ; l’autre, dans l’ultime partie : La Flamme percera – « et des ténèbres nous rejaillirons » – fait entendre à découvert une émouvante voix d’enfant.

Alain Altinoglu © D. Guedez-L. Hoarau
Prodigieuse exactitude du geste
Pour chœur d’enfants, deux chœurs mixtes et orchestre, le Te Deum a été donnée en création mondiale par les trois entités de la Maîtrise Notre-Dame de Paris, naturellement préparées par Henri Chalet et Émilie Fleury : Chœur d’enfants, Jeune Ensemble et Chœur d’adultes ; le Chœur du Narodowe Forum Muzyki de Wrocław (2), fort d’une quarantaine de voix et dont le chef depuis 2021 n’est autre que Lionel Sow, directeur artistique de la Maîtrise de 2006 à 2014 ; enfin le HR [Hessischer Rundfunk] Sinfonieorchester Frankfurt, Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort auprès duquel Thierry Escaich, pour la saison 2024-2025, est compositeur en résidence – tous dirigés par son chef titulaire Alain Altinoglu, d’une prodigieuse exactitude du geste pour conduire cette partition complexe (levée finale de chaque partie d’une impressionnante virtuosité).

© D. Guedez-L. Hoarau
Puissance tellurique
Avant tout immensément collective, l’œuvre déploie une infinité vertigineuse de configurations sonores, avec de rares affirmations solistes (quelques vents, un violon), tour à tour masses insaisissables et à-plats virtuoses et volatiles de couleurs contrastées. La puissance tellurique savamment contrôlée de l’orchestre d’Escaich – un grand orchestre avec flûtes, hautbois, clarinettes et bassons par deux (plus contrebasson), quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, le traditionnel quatuor de cordes, harpe et un triple pupitre de percussions : ce qu’il faut pour permettre de redonner l’œuvre dans tout contexte « normal » – y affirme une dynamique allant du plus infime au plus sidérant de grandeur et d’impact sonore, restituée par l’Orchestre avec maestria et ferveur, souplesse et un indéfectible engagement.
Présence, fulgurance et perfection
De même pour le chœur (multiples et redoutables attaques dans l’aigu, spécifiques d’Escaich et exigeant énormément de chaque pupitre, enfants compris), chœur dont le positionnement variait selon les sections de l’œuvre – le mystérieux Te Deum initial, aux accents médiévaux, était proclamé depuis l’arrière-chœur par des voix d’hommes avec cors et trombones. Présence, fulgurance et perfection firent l’émerveillement d’une cathédrale comble (concert donné à guichets fermés), l’écriture vocale d’Escaich exaltant les masses chorales par le rythme (diabolique) et l’envergure de la phrase, d’une expression soutenue et communicative, en proportion de l’énergie du soutien orchestral.

Thierry Escaich © D. Guedez-L. Hoarau
Energie intacte et idées foisonnantes
Entre les parties de l’œuvre, Thierry Escaich improvisa au grand orgue dans la continuité spirituelle et musicale de son Te Deum. Que de chemin parcouru par l’improvisateur tant en concert qu’au disque – on se souvient de ses premiers témoignages gravés, à Saint-Germain-des-Prés (Syrte Nocturne Productions, 1993) puis à Saint-Pierre de Chaillot (Chamade, 1995). Si l’énergie bouillonnante est intacte et les idées toujours aussi foisonnantes, structuration de la mise en œuvre et agencement formel implicite témoignent aujourd’hui d’une vision et d’une maturité qui sont aussi la marque d’un compositeur à l’apogée de ses moyens créatifs. Ses trois Versets improvisés suivaient la même trajectoire ascendante, de la tourmente survoltée du désastre vers la lumière de Notre-Dame ressuscitée, le dernier, d’un lyrisme vivifiant mais apaisé, se parant de couleurs indicibles.
Une partition qui fera date
D’une humanité et d’une puissance spirituelle ne pouvant que marquer les esprits, bouleversante à maints égards, l’œuvre fera date dans l’histoire de la cathédrale et bien au-delà. En complément de l’écoute in situ, on rêve de la réentendre dans une salle, les voûtes magnifiant la projection des voix, des vents et des cuivres, moins des cordes – un autre équilibre, complémentaire, ne manquerait alors d’enrichir l’approche d’un Te Deum d’ores et déjà ancré dans les mémoires. On devrait bientôt pouvoir réécouter à loisir cette création, avec les Versets improvisés, enregistrée sur le vif et à paraître chez Alpha…
Si ce Te Deum marque sans doute l’apogée de la présente saison, celle-ci se poursuit durant tout l’été (3), avec pour la Saint-Jean un dialogue insolite entre Thierry Machuel et la Messe de Nostre Dame de Guillaume de Machaut le 24 juin, la création mondiale le 3 juillet de Pax, Et in Terra Pax, cantate de Fabrice Gregorutti avec l’Orchestre National d’Ukraine et la Maîtrise, ou encore les récitals d’orgue des 8 et 29 juillet : David Cassan, successeur de Thierry Escaich à Saint-Étienne-du-Mont, puis Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin, titulaire à Saint-Sulpice.
Michel Roubinet

Paris, cathédrale Notre-Dame, 12 juin 2025
Thierry Escaich
www.escaich.org
(1)www.concertclassic.com/article/le-dernier-evangile-de-thierry-escaich-referme-la-saison-2014-2015-de-notre-dame-de-paris-en
(2) Formation qui a profité de sa venue à Paris pour donner un concert à l’Oratoire du Louvre le 10 juin, sous la direction de Lionel Sow : www.concertclassic.com/article/lionel-sow-et-le-choeur-nfm-de-wroclaw-loratoire-du-louvre-une-danse-macabre-en-ombres-et
(2) Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris – prochains concerts (juin – août)
musique-sacree-notredamedeparis.fr/categorie/concert/24-25/
Photo © D. Guedez-L. Hoarau
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