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Powder Her Face de Thomas Adès à l’Athénée - Ceci est bien une pipe — Compte-rendu
Trois opéras en un quart de siècle, c’est bien peu, mais avec ces trois-là, Thomas Adès (né en 1971) a néanmoins toutes ses chances d’entrer dans l’histoire du genre, alors qu’on ne donne pas cher de certains de ses confrères pourtant plus prolifiques. Si The Tempest (2004) a déjà connu plusieurs productions de par le monde, The Exterminating Angel (2016) attend encore cet honneur, mais Powder Her Face (1995) a bientôt su s’imposer, après des débuts relativement discrets, au festival de Cheltenham – la création française est intervenue dès 2001 à Nantes.
Thomas Adès © Sheila Rock under License to EMI Classics
Indépendamment du succès de scandale, on y reviendra, les raisons de cette popularité sont évidentes. Quatre chanteurs, une quinzaine d’instrumentistes, les moyens exigés par cet opéra de chambre ne sont pas colossaux. Il y a aussi, c’est assez rare de nos jours pour qu’on le souligne, un livret parfaitement construit, qui retrace en huit scènes et un épilogue le parcours de la Dirty Duchess, Margaret Whigham (1912-1993), épouse en secondes noces de Ian Douglas Campbell, duc d’Argyll, dont le divorce pour cause d’infidélités notoires défraya la chronique en 1963. On regrette que le romancier Philip Hensher en soit resté là de sa possible carrière de librettiste, car l’habileté de la construction dramatique de Powder Her Face est précisément ce que l’on aimerait trouver plus souvent sur les scènes lyriques.
© Magali Dougados
Enfin et surtout, Thomas Adès ne semble pas avoir abordé le genre opéra pour suivre la mode, mais bien parce qu’il sait écrire pour les voix, qu’il aime à les laisser se déployer et se superposer, tout en évitant ces deux écueils que sont le pastiche involontaire et les lignes vocales en dents de scie. Pour ce premier opéra, l’alors tout jeune compositeur britannique avait su prendre son bien partout où il le trouvait, faisant son miel d’une large gamme d’influences possibles. Tout comme dans Le Chevalier à la rose Richard Strauss associait une réinvention de la valse viennoise à l’une des plus belles évocations musicales d’un orgasme (l’ouverture), Adès ose la transcription vocale et instrumentale d’une fellation et s’approprie les chansons et les danses de la première moitié du XXe siècle, mais avec la même audace que Ravel intégrant le jazz et d’autres styles à la partition de L’Enfant et les sortilèges. Le résultat est donc un opéra où l’oreille s’amuse autant que l’esprit, où l’ironie n’empêche pas l’émotion.
Pour monter Powder Her Face, Julien Chavaz renonce à toute surenchère. La scène qui a vite rendu célèbre cet opéra est rendue de manière explicite sans être redondante – les deux protagonistes semblent même respecter la distanciation sociale de rigueur. Le décor unique (la plupart des scènes se déroulent inévitablement dans une chambre) se transforme suffisamment pour devenir un tribunal quand c’est nécessaire, et le jeu d’acteurs, globalement sobre, n’en inclut pas moins une pincée d’outrance irréaliste ici et là, comme la musique y invite.
© Magali Dougados
Dans la fosse, Jérôme Kuhn sait organiser ce joyeux tumulte, à la tête de l’Orchestre de chambre fribourgeois où dominent percussions et cuivres. Parmi les quatre chanteurs, la basse Graeme Danby doit attendre la dernière scène du premier acte pour se faire véritablement entendre, mais connaît aussitôt après l’entracte son quart d’heure de gloire dans le rôle du juge qui condamne (mi en falsetto, mi en voix normale) les turpitudes de la duchesse. Vu en 2019 dans le jubilatoire The Importance of Being Earnest également présenté par le Nouvel Opéra Fribourg, le ténor américain Timur prête sa fantaisie et sa versatilité aux nombreux personnages qui lui sont attribués. Alison Scherzer offre une prestation remarquée, sa voix de soprano colorature étant très sollicitée par Thomas Adès (même si l’on est encore loin des suraigus inhumains d’Ariel dans The Tempest). Sophie Marilley, enfin, prête à l’héroïne un physique aristocratique allié à une belle densité vocale, justifiant pleinement le choix d’une mezzo au lieu du soprano dramatique prévu par la partition. Vous n’aimez pas l’opéra contemporain ? Allez voir Powder Her Face à l’Athénée, vous changerez d’avis.
Laurent Bury
Photo © Magali Dougados
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