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Peter Grimes selon Deborah Warner à l’Opéra de Paris – Salauds de pauvres ? – Compte-rendu

 
Après avoir jadis accueilli en 1981 le spectacle de Covent Garden, pour sa très tardive entrée au répertoire, l’Opéra de Paris présente la troisième production de Peter Grimes de son histoire. Plus chanceux que le magnifique Billy Budd lui aussi d’abord monté à Madrid par Deborah Warner, dont la rumeur avait prétendu qu’il viendrait en France, ce Peter Grimes créé en 2021 au Teatro Real et repris l’année suivante à Londres nous arrive enfin, et c’est une autre belle réussite à mettre crédit de la metteuse en scène britannique. Après un prologue virtuose qui transforme le procès en cauchemar du héros, les tableaux s’enchaînent avec fluidité – malgré deux longs entractes – et optent pour un certain réalisme, transposant vers notre époque le « Bourg » dépeint par George Crabbe, et remplaçant au passage le pittoresque dickensien de la première en 1945 par la vision d’une Angleterre en pleine décomposition : les fenêtres des façades ont été murées, sans doute à cause de faillites en série, le bar d’Auntie mêle lustre victorien et néons blafards devant ses papiers peints défraîchis et mal assortis.
 

© Vincent Pontet – OnP

Surtout, Deborah Warner parvient admirablement à rendre identifiable chacun des nombreux personnages secondaires, avec pour arrière-plan une working class sans espoir et bien d’aujourd’hui. Rien n’est ici souligné, et le héros n’a rien d’un monstre malgré ses accès de violence, malgré son caractère asocial. Cette version tend par moments vers l’épure, vers le rêve, avec ce danseur-acrobate qui, suspendu dans les cintres, mime à plusieurs reprises l’inexorable chute du jeune apprenti, depuis la fin du prologue jusqu’aux ultimes mesures de l’œuvre. La production conçue en 2001 par Graham Vick pour Bastille, et hélas reprise une seule fois, en 2004, montrait de manière plus crue et plus glaçante la violence des habitants qui n’hésitaient pas à accuser Grimes de pédophilie ; Deborah Warner prend moins visiblement parti, peut-être, et même la tempête du premier acte paraît moins brutale que ce n’est parfois le cas.

Alexander Soddy © Miina Jung

La partition, en tout cas, est portée dans toute son intensité par le chef anglais Alexander Soddy, qui exalte la poésie des interludes maritimes et nous rappelle que Peter Grimes est un des très grands opéras du XXsiècle, auquel l’acoustique de Garnier rend pleinement justice (compte tenu du manque de curiosité du public, le repli vers la moins vaste des deux salles de l’Opéra de Paris pourrait-il aussi avoir été inspiré par des craintes concernant le remplissage ?).

Il convient de saluer la stupéfiante incarnation du rôle-titre par Allan Clayton, physique d’ogre mais voix toujours superbe, sans rupture flagrante entre le Grimes du quotidien et le Grimes « poète », toujours crédible dans sa psychologie, jusque dans son effondrement final. Face à lui, Maria Bengtsson a parfois un peu de mal à passer l’orchestre, mais l’actrice campe une Ellen Orford volontaire, même si elle s’efface finalement devant la décision de Balstrode. Parfaitement dirigé scéniquement et en pleine possession de ses moyens vocaux, Simon Keenlyside renouvelle l’approche du personnage, qui échappe ici au cliché du vieux de loup de mer fumant la pipe.
 

© Vincent Pontet - OnP

Autour de ce trio central, les figures secondaires sont tout à fait à leur place : Catherine Wyn-Rogers est une Auntie plus subtile, moins poissarde que souvent, tandis que Rosie Aldridge est une impayable Mrs Sedley, ouvertement comique (on en oublierait que c’est elle qui déclenche la battue contre Gimes). Les deux nièces assument sans complexe leur fonction d’hétaïres locales, et les aigus qu’appelle notamment le beau quatuor du deuxième acte. Malgré ou grâce à un vibrato assez incontrôlé, et un très solide talent d’acteur, John Graham-Hall est un Bob Boles on ne peut plus pittoresque. Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, Jacques Imbrailo compose un Ned Keene gaillard et coureur de jupons, Clive Bayley offrant un juge Swallow rattrapé par le démon de midi, à la voix déliée et aux graves toujours impressionnants. James Gilchrist est un pasteur idéal d’onction mielleuse, et Stephen Richardson un Jim Hobson bourru à souhait. Préparé par Ching-Lien Wu, les chœurs surmontent sans peur et sans reproche les nombreux écueils d’une partition qui les sollicite constamment. On espère désormais ne plus devoir attendre près de deux décennies avant de revoir Peter Grimes sur la ou les scènes de l’Opéra de Paris.

Laurent Bury
 

Britten : Peter Grimes. Paris, Palais Garnier, 26 janvier ; prochaines représentations les 29 janvier, 1er, 4, 7, 11, 14, 19 et 24 février 2023 // bit.ly/3XSWfOi
 
Photo © Vincent Pontet - Opéra national de Paris

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