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Médée de Charpentier au Théâtre des Champs-Elysées – Tels qu’ils (et elles) devraient être ? – Compte- rendu

 
A en croire La Bruyère, Racine peignait les hommes tels qu’ils sont, et Corneille, tels qu’ils devraient être. Cette règle vaut sans doute pour les œuvres jadis au programme des écoles, Le Cid et Cinna, mais s’applique-t-elle aussi à sa Médée de 1634 ? Ou au livret d’opéra que la même héroïne inspira soixante ans plus tard à son petit frère ? Thomas reprit à son compte un certain nombre d’idées du grand Pierre, notamment tout ce qui contribue à rendre d’abord la magicienne victime de son entourage qui la manipule allègrement : sans rien enlever à l’horreur de la vengeance finale, il la prépare et la rend plus compréhensible. De là à dire qu’avec Médée, les Corneille montrent les femmes telles qu’elles devraient être …
 

© Henri Buffetaut

Ce que le CMBV a voulu nous montrer, c’est Médée de Charpentier telle qu’elle devrait être, notamment avec son orchestre fourni (quatre bassons, quatre hautbois…), ses instruments, ses pratiques interprétatives d’époque, comme cela n’avait pas encore été véritablement tenté. A l’arrivée, confronté à un résultat qui surprend son oreille habituée à autre chose, le profane a un peu de mal à démêler ce qui relève de l’historiquement informé et ce qui ressortit à l’indispensable part de choix personnel. Est-ce la direction d’Hervé Niquet (photo), emportée dans l’ouverture, et sans un instant de répit dans l’enchaînement des pages, ou est-ce la présence d’un continuo constamment très étoffé, qui crée une sensation presque étouffante, alors que l’on souhaiterait parfois plus de respirations, plus de silences pour laisser le drame s’épanouir ? Contrairement à la version de concert, une production scénique conduirait-elle les musiciens à envisager les choses autrement, en fonction d’impératifs dramatiques qui induiraient par endroits plus de contrastes ? C’est bien sûr en grande partie une question d’habitudes auditives, mais ceux qui ont eu le privilège de voir le spectacle proposé il y a exactement trente ans par William Christie et Jean-Marie Villégier n’auront pu oublier certains moments où l’efficacité théâtrale tenait au dépouillement du continuo, par exemple lorsque Lorraine Hunt répliquait à Agnès Mellon « Un peu de sang versé vous met-il en courroux ? »
 

Véronique Gens © Pascal Brunet

Ou bien, à l’inverse, si l’on songe au récent concert de Stéphane Fuget et Marie-Nicole Lemieux, qui incluait plusieurs extraits de Médée, faut-il dans ce répertoire monopoliser toutes les ressources physiques d’un expressionnisme peut-être anachronique ? Ce n’est pas le choix de Véronique Gens, qui s’impose par de tout autres moyens. Malgré une première partie où la sauce met du temps à prendre (le prologue obligé n’a guère inspiré Charpentier, entre ses louanges au plus grand des rois et ses bergères vantant les cabrioles de leurs moutons « sur l’herbette fleurie », et les premiers actes sont surtout consacrés à l’exposition), tout change heureusement après l’entracte, notamment avec la grande scène d’invocation des puissances infernales. Médée quitte son rôle de victime passive, et l’on voit aussitôt tout le plaisir que prend Véronique Gens à déchaîner ses sortilèges, même si elle ne se départ jamais de la noblesse de son chant, ni de cette diction souveraine qui fait sa gloire.

Autour d’elle, en dehors de Créuse, auquel le livret impose longtemps une certaine placidité, qui ne laisse à Judith Van Wanroij que ses ultimes instants pour s’exprimer avec ardeur, tous semblent animés d’une flamme sensible. La vivacité de Cyrille Dubois rendrait presque Jason sympathique en dépit de son double jeu qui tâche de ménager ses divers intérêts, David Witczak est un rival ombrageux et plein de fougue, tandis que Thomas Dolié campe, avec ses graves et son expressivité, un Créon délicieusement abject. Autour des cinq personnages principaux gravitent pas moins de sept chanteurs se partageant les innombrables figures secondaires convoquées par l’action et surtout par les divertissements.
Si Floriane Hasler n’a que quelques mesures au Prologue, et si Marine Lafdal-Franc est systématiquement la deuxième voix des duos, Jehanne Amzal est au moins mise en avant par l’air vocalisant de l’Italienne. Hélène Carpentier a plus de chance, et sa Nérine au timbre charnu est de taille à donner la réplique à Médée. Du côté des messieurs, David Tricou, Fabien Hyon et Adrien Fournaison se partagent avec bonheur les emplois de haute-contre, de taille et de basse-taille. Le chœur du Concert Spirituel soutient, lui, tous les moments de l’action, et l’on remarque que, comme l’avait promis Benoït Dratwicki, les démons du troisième acte ne nasillent plus leurs interventions comme c’était jadis de mise. Médée telle qu’elle devrait être ? Peut-être pas encore tout à fait, mais on s’en approche, c’est certain.

Laurent Bury
 

Marc-Antoine Charpentier : Médée (version de concert) - Paris,  Théâtre des Champs-Elysées, lundi 27 mars 2023

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