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Une interview d’Alexandre Kantorow – « Le jeune Brahms m’a toujours fasciné »

 

C’est dans le cadre de la 3édition  d’Angers-Pianopolis (27 mai – 1er juin), festival dont il est directeur artistique depuis l’an dernier, que nous avons pu rencontrer Alexandre Kantorow. Une manifestation autour du piano mettant en regard cette année une grande figure telle qu’Elisso Virsaladze (1), scandaleusement absente des scènes françaises, avec la toute jeune et – déjà – grande Arielle Beck, comme avec d’autres talents, nouveaux ou confirmés. Un entretien à découvrir à l’approche du concert de l’Orchestre Métropolitain dirigé par Yannick Nézet-Séguin, le 24 juin à la Philharmonie de Paris, au cours duquel Alexandre Kantorow partagera le Concerto n° 2 de Saint-Saëns avec les musiciens québécois.
 

Parlez-nous de cette 3 édition du festival Pianopolis ...

C’est le musicologue Nicolas Dufetel qui a créé ce festival, et qui a eu l’idée de transformer Angers, le temps d’un long week-end, en une ville du piano, afin de mettre en valeur l’instrument sous toutes ses formes. Il y a des pianos dans toute la ville, également dans des lieux en plein air. Le but est que chacun se sente entouré par cet esprit de festival. À côté de Nicolas, mon rôle est tout simple, et j’ai beaucoup moins de responsabilités. J’ai réfléchi aux artistes que je voulais inviter, que je souhaitais entendre et faire entendre. J’ai voulu, bien sûr, me faire plaisir. Je n’avais jamais écouté Elisso Virsaladze en concert, par exemple. Nous sommes très chanceux de la recevoir, et à l’occasion de son récital ici, beaucoup de gens, certainement, l’entendront pour la première fois. Parmi les autres artistes que je souhaitais inviter, on trouve Arielle Beck, qui commence à faire beaucoup parler d’elle, ou encore Jean-Baptiste Doulcet. Pianopolis propose de nombreux événements, y compris dans le domaine du jazz.

 

A. Kantorow et N. Dufetel © François Chotard

Le réalisateur Bruno Monsaingeon était lui aussi présent, pour la présentation de son film sur Sviatoslav Richter. Qu’incarne ce pianiste pour vous ?

Il fait partie de ces artistes clés, hors du commun. Ils ont des priorités musicales très particulières, qui n’appartiennent qu’à eux et mènent leurs idées jusqu’au bout. Richter, par sa vie incroyable – il a commencé comme répétiteur d’opéra ! – comme  par sa tenue dans le rythme, sa formidable netteté dans les accords, une pensée structurelle très importante … et un temps très pensé entre les notes, nous offre une merveilleuse image. Elisso Virsaladze peut être considérée comme l'une de ses descendantes. 

 

Avec Liya Petrova & Aurélien Pascal © Angers-Pianopolis

 

"Liya Petrova et moi éprouvons beaucoup d’amour pour la Sonate de Richard Strauss"

 

 

Vous ne donnez qu’un concert, durant le 3e festival, aux côtés de la violoniste Liya Petrova et du violoncelliste Aurélien Pascal. On y trouve entre autres la Sonate pour violon et piano op. 18 de Richard Strauss ...

Plusieurs récitals importants sont proposés durant le festival, et il me semblait plus approprié de jouer en musique de chambre. Je voulais être entouré. Quant à la Sonate de Strauss, nous l’avons beaucoup jouée avec Liya –  et l’avons du reste enregistrée (Mirare). Etonnamment, c’est une pièce que j’ai commencé à travailler très jeune, vers 14 ans. Avec un flûtiste au demeurant, car il en existe une transcription pour flûte, que je trouve très intéressante. C’est une œuvre que, souvent, le public ne connaît pas. Il s’agit de la dernière réalisation chambriste du jeune Richard Strauss : une partition qui « déborde ». Il l’a élaborée avant de s’ouvrir complètement au poème symphonique et à l’opéra. Le piano et le violon vont vers les extrêmes. Le deuxième mouvement est quasiment écrit comme une improvisation. On n’a pas affaire à une écriture classique pour le violon ; l’instrument est là pour susciter des vagues de sons : c’est très difficile à réaliser. Liya et moi éprouvons beaucoup d’amour pour cette musique.

 

On n'oublie pas qu'Alexandre Kantorow a enregistré une exceptionnelle intégrale de l'œuvre concertant de Saint-Saëns pour le label BIS, avec le Tapiola Sinfonietta dirigé par son père Jean-Jacques.

 

« On est toujours captivé dans le Concerto n°2 : Saint-Saëns ne s’arrête jamais de créer, d’ajouter des idées. »

 

Vous jouerez le 24 juin prochain à la Philharmonie de Paris le 2e Concerto de Saint-Saëns avec de l’Orchestre Métropolitain dirigé par Yannick Nézet-Séguin (2) ...

En effet, et ce sera l’occasion de rencontrer pour la première fois ce chef, ce dont je me réjouis ! Ce concerto est une œuvre assez spéciale, avec une grande partie de piano. Il s’ouvre avec un long solo, qui évoque Bach, et il est compliqué de créer un lien avec l’orchestre. Dans le même temps, il s’agit d’une composition très détaillée, qui exige de passer les motifs du piano à l’orchestre. Le Concerto n° 2 s’amuse beaucoup avec les formes. On y trouve, comme dans les quatre autres du compositeur, une très grande créativité. Le dernier mouvement me fait penser à Mephistophélès dans la Damnation de Faust, avec une tarentelle infernale. Quant au deuxième mouvement, il évoque Mendelssohn. On est toujours captivé dans le 2e Concerto : Saint-Saëns ne s’arrête jamais de créer, d’ajouter des idées.
 

 

 

 

"J’aime beaucoup l’expérience consistant à associer des œuvres de différents compositeurs pour souligner les liens tissés entre elles."
 

 

Vous avez enregistré les trois sonates et les 4 Ballades de Johannes Brahms (pour le label BIS), mais aussi sa transcription pour la main gauche de la Chaconne de Bach. Dites m’en plus sur votre relation avec un compositeur qui vous est particulièrement cher ...

Oui, énormément, et j’ai cherché à tisser des liens entre ces œuvres et celles d’autres compositeurs, tels Bartók, Liszt ou Schubert. Le jeune Brahms m’a toujours fasciné, car c’est là que l’on trouve le plus de références, une créativité, une envie d’expérimenter, un avant-gardisme – une très grande dimension poétique aussi. Mais on peut également le relier aux grands monuments musicaux du passé. La phase expérimentale de Brahms se prolonge jusqu’au 1er Concerto. Les sonates sont comme une carte de visite pour lui. Elles touchent à un univers très important. La Sonate n° 1 prend pour modèle la Wanderer Fantaisie de Schubert, raison pour laquelle j’ai voulu confronter les deux ouvrages au disque. La 2Sonate, très rhapsodique, évoque Liszt ; on y retrouve les mêmes motifs avec une transformation rythmique tout au long de la pièce. Enfin, la Sonate n°3 présente une dimension de « clair obscur », assez universaliste. On part des ténèbres pour aller vers la lumière, un peu comme Beethoven le fait dans ses symphonies. J’aime beaucoup l’expérience consistant à associer des œuvres de différents compositeurs pour souligner les liens tissés entre elles.

 

« Je pense qu’il faut avoir vécu longtemps avec certains morceaux avant de les aborder en public, et ces œuvres tardives de Brahms en font partie. »

 

Mais nous aimerions également vous écouter interpréter le dernier Brahms…

Je joue certains intermezzi en bis, ou pour moi. Je ne partage pas forcément l’idée qu’il faut attendre un certain âge pour aborder certaines œuvres, mais je pense qu’il faut avoir vécu longtemps avec certains morceaux avant de les aborder en public, et ces œuvres tardives de Brahms en font partie. J’aime l’idée de commencer à les travailler tôt, mais d’attendre avant de les donner en concert. Il y a une part de moi qui a également envie d’attendre pour jouer certaines sonates de Schubert. La Wanderer Fantaisie appartient à un autre univers. Mais si je la joue c’est aussi parce qu’elle est étroitement associée à l’univers de la 1ère Sonate de Brahms. Le cœur de ces deux œuvres, ce sont les variations du deuxième mouvement, dans la même tonalité. Et puis il y a un côté beethovénien dans la Wanderer Fantaisie, qui apparaît très avant-gardiste – elle s’apparente à un long poème orchestral. Et, au-delà de la virtuosité, on y trouve luminosité et recueillement.

Propos recueillis par Frédéric Hutman le 30 mai 2025 

 

(1) lire le CR : www.concertclassic.com/article/elisso-virsaladze-au-festival-pianopolis-angers-2025-intact-emerveillement-compte-rendu

(2) www.concertclassic.com/concert/orchestre-metropolitain-de-montreal-yannick-nezet-seguin

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