Journal

​Le Viol de Lucrèce de Britten au Capitole de Toulouse – Hissez les suaires ! – Compte-rendu

 
 

 
Créé en 1946 au festival de Glyndebourne, The Rape of Lucretia fut le premier des opéras de chambre de Britten : huit chanteurs, douze instruments, soit un format facile à transporter d’une salle à l’autre, comme allait le faire ensuite l’English Opera Group. Ces effectifs réduits expliquent aussi que l’œuvre connaisse aujourd’hui un certain succès auprès des « opéra-studios » et autres structures destinées à la formation des jeunes artistes : les deux productions qu’on a pu voir ces derniers temps en France furent ainsi le fait de l’Académie de l’Opéra de Paris, en 2007 (reprise en 2014) et en 2021. Il n’est pourtant pas toujours facile de trouver parmi de futurs professionnels les voix nécessaires aux principaux rôles de cet opéra qui, pour être court, n’en est pas moins exigeant, et l’on se réjouit de le voir à l’affiche d’un théâtre comme le Capitole (1), monté avec autant de moyens que n’importe quel titre du répertoire.
 

© Mirco Magliocca
 
Après Norma en 2019, Anne Delbée revient à Toulouse pour une œuvre relevant d’un esthétique certes bien différente, mais dont le livret renvoie également à l’antiquité. Elle en situe l’action au XXsiècle, sans se laisser toutefois contraindre par cette transposition : si les uniformes noirs et les bottes hautes des militaires peuvent suggérer un régime fasciste, la scène du viol proprement dit échappe à tout naturalisme dans sa mise en place et ses deux protagonistes y apparaissent vêtus de costumes évoquant une Rome fantasmée. Le premier tableau se déroule autour d’une table de banquet où les personnages féminins sont présents, bien que d’abord muets ; en fond de scène, des voiles déchirées font penser à un navire naufragé, impression qui se confirme quand le mât dressé entre ces gréements s’incline dangereusement. Une de ces voiles est ensuite remplacée par une reproduction du Suaire de Turin, le texte de Ronald Duncan superposant d’emblée à l’intrigue le commentaire chrétien des deux voix censées rester extérieures à l’action : ici, comme c’est presque devenu la coutume, le Chœur masculin et le Chœur féminin ne restent pas isolés, séparés des acteurs du drame, mais se glissent constamment parmi eux.
 
© Mirco Magliocca
 
Dans le rôle du Male Chorus écrit pour Peter Pears, Cyrille Dubois éblouit par son aisance théâtrale autant que vocale. Son interprétation des Canticles avait depuis longtemps révélé son adéquation avec la musique de Britten, mais il aura fallu attendre pour le voir enfin incarner un de ses personnages sur scène : le ténor est visiblement prêt à en interpréter bien d’autres, à commencer par le Peter Quint du Tour d’écrou, avec lequel le Chœur masculin offre d’indéniables similitudes, notamment dans la façon dont il semble inciter Tarquin à commettre son forfait. En Female Chorus, Marie-Laure Garnier lui donne une réplique tout aussi magistrale, avec une présence scénique monumentale et une gestuelle d’autant plus efficace que réduite à l’essentiel. Assurant la lourde succession de Kathleen Ferrier, créatrice du rôle en 1946, Agnieszka Rehlis est une Lucrèce d’autant plus digne que la production lui épargne tout histrionisme ; l’anglais est parfois rugueux mais le timbre a les couleurs sombres nécessaires au contraste avec les autres voix féminines, dont Britten a voulu la palette variée.
 
© Mirco Magliocca
 
Céline Laborie a bien la colorature de Lucia, et Juliette Mars est une formidable Bianca, dont on admire la netteté de la diction et la densité vocale, même si le personnage est ici beaucoup moins maternel que prévu par le livret (le smoking qu’elle porte d’abord fait davantage songer à la comtesse Geschwitz…). Du côté des messieurs, le même soin a été apporté à l’éventail des timbres : le baryton aigu de Philippe-Nicolas Martin permet un superbe Junius, tandis que Dominic Barberi, remarqué la saison dernière en Bottom du Songe d’une nuit d’été à Lille, prête à Collatinus sa riche voix de basse. Entre ces deux extrêmes, Duncan Rock, déjà Tarquinius à Glyndebourne en 2015, évite tout excès dans son interprétation du « méchant » de l’histoire, dont il montre la fougue mais aussi l’orgueil, le violeur ne cessant de rappeler qu’il est « Prince de Rome ».
Dans la fosse, les douze instrumentistes de l’Orchestre national du Capitole relèvent avec brio le défi de cet exercice sans filet, sous la direction précise de Marius Stieghorst.

Laurent Bury 

 

(1) L'ouvrage est pour la première fois donné au théâtre du Capitole

 Britten :  The Rape of Lucretia – Toulouse, Théâtre du Capitole 23 mai ; prochaines représentations les 26, 28 et 30 mai 2023 // opera.toulouse.fr/agenda/operas/le-viol-de-lucrece-1388225/
 
 
Photo © Mirco Magliocca

Partager par emailImprimer

Derniers articles