Sans doute les amateurs se souviennent-ils d'Organo pleno, série proposée par Benjamin François sur France Musique entre septembre 2008 et juin 2011 : quelque 130 émissions ayant permis de faire plusieurs fois le tour de la planète orgue (avec extension à Rome et, en mars 2012, double prolongement Sur les pas de Camille Saint-Saëns à Alger), tout en donnant généreusement la parole, entre autres, aux noms les plus illustres d'une génération qui aujourd'hui n'est plus, déjà mythique et dont découle, dans sa diversité, l'actuelle école d'orgue française : Marie-Claire Alain, Michel Chapuis, André Isoir, Jean Guillou. Pour retrouver, au bénéfice de l'orgue, une certaine liberté de mouvement, itinérance musicale à travers temps et espace, Benjamin François a proposé ex abrupto à France Musique, dès le déconfinement, l'idée aussitôt validée d'une série de huit émissions dédiée à une région durement touchée par le Covid-19 : l'Alsace du Sud (Haut-Rhin), le périple se prolongeant, via le Territoire de Belfort, vers le Jura suisse. Une toute petite équipe de production parfaitement aguerrie (splendides prises de son), des musiciens hors de pair jouant dans les conditions mêmes du concert, bien que sans public : sur le vif et sans repentirs, avec une fougue et une foi dans la transmission de la musique qui font le sel de cette série, lumineuse et dynamique bouffée d'oxygène, à la découverte d'esthétiques instrumentales variées et de musiciens, pour certains, trop peu connus.
 
« L'Alsace, mais c'est le Pays des orgues ! » : tel aurait été, en 1844, le cri du cœur d'Aristide Cavaillé-Coll en route pour Francfort, où il rendait visite à son aîné et collègue Eberhard Friedrich Walcker (1794-1872). En matière d'orgues, l'Alsace est synonyme de vertige : on ne saurait trop conseiller la visite et l'étude d'un site Internet d'exception (1), véritable mine d'or évoquant de manière aussi érudite que vivante pas moins de 1240 instruments de cette région hors normes.
 

L'orgue Kern de Saint-Martin de Masevaux © Mirou

Hommage au grand Aristide
 
Diffusée le 5 juillet, la première émission du « Pays des orgues » s'ouvre sur un hommage à l'Alsace (peut-être aussi au passage du grand Aristide), entrée en matière pétillante d'esprit : En route, extrait de Soirs d'Alsace, Trio pour violon, violoncelle et piano op. 52 de Charles-Marie Widor – chacune des huit émissions commence par autre chose que de l'orgue, comme pour tenter les non-connaisseurs. Un instrument au cœur de cet épisode initial, celui érigé en 1840 par les frères Joseph et Claude-Ignace Callinet à Sainte-Croix-en-Plaine. Un orgue à la croisée des styles classique et préromantique, magistralement restauré en 2018 par le facteur alsacien Jean-Christian Guerrier (2). Pour parler de cette restauration, Benjamin François a convié Christian Lutz, technicien conseil pour les monuments historiques et connaisseur sans pareil du patrimoine du Grand Est (on lui doit en grande partie les volumes du monumental Inventaire national des Orgues, publié dans les années 1990, consacrés aux départements d'Alsace-Lorraine). Aux claviers : Olivier Wyrwas (photo), professeur d'orgue au Conservatoire à Rayonnement Départemental de Mulhouse et professeur d'improvisation au Département de Musique ancienne du Pôle Supérieur de Paris-Boulogne-Billancourt, d'une faconde, également par la parole, d'une présence, éclatante, et d'une sensibilité mettant optimalement en œuvre la riche palette de ce grand Callinet ressuscité. Couperin y sonne de façon aussi idiomatique que Boëly (délicieux Quatuor sur deux claviers et pédale obligée), Haendel que Justin Heinrich Knecht (1752-1817) et son Kleines Hoboekonzert. Le musicien couronne ce « concert » d'une Phantasie für eine Orgelwalze K. 608 de Mozart confirmant un engagement ainsi que des moyens instrumentaux et musicaux de tout premier ordre.
 
C'est vers Saint-Martin de Masevaux que conduit l'épisode diffusé le 12 juillet (en introduction : Au pavillon d'Alsace de Germaine Tailleferre), haut lieu de l'orgue avec ses deux instruments prestigieux construits en 1973 par Schwenkedel pour l'orgue de chœur et 1975 par Kern pour le grand orgue, d'ores et déjà classés monuments historiques, à la suite de la destruction, lors de l'incendie du 27 juin 1966, du plus grand orgue (1842) des frères Callinet (à l'appui d'archives d'époque, l'émission permet de réentendre le jeune Michel Chapuis improvisant en 1956 sur le Callinet disparu). À noter que le générique de la série Le Pays des orgues (thème, joliment phrasé, des Variations sur « Unter der Linden grüne » de Sweelinck) fait entendre à l'orgue de chœur Pierre Chevreau, fondateur en 1977 du Festival de Masevaux, lequel relate au micro de Benjamin François l'histoire des lieux. D'abord entièrement reportée à 2021, l'édition 2020 du Festival de Masevaux offrira en définitive deux concerts (3) : Olivier Wyrwas le 23 août à Kirchberg (tout près de Masevaux), avec l'Ensemble instrumental « Aux Pieds du Roy », Olivier Salandini le 13 septembre à Masevaux, avec l'Octuor de Cuivres d'Alsace.
 
Aux claviers des deux orgues actuels et dans un programme volontairement éclectique, comme pour dépasser les limites « dictées » par leur esthétique et renouveler l'interprétation : Jean-Baptiste Monnot, titulaire du Cavaillé-Coll de Saint-Ouen de Rouen. Sonates de Scarlatti diaboliques d'articulation et de pure projection sonore et musicale sur le Schwenkedel ; sur le Kern Menuet et Badinerie de la Suite n°2 pour orchestre BWV 1067 (transcrits par JBM) et Prélude et Fugue en ré majeur BWV 532 de Bach, d'une instrumentation et d'une flamme conquérantes ; Adagio et Fugue en ut mineur K.546 de Mozart, transcrit par Guillou et toujours aussi fascinant – entendu sous la Pyramide du Louvre en décembre dernier (4) – et de Guillou lui-même le final d'Hypérion ou la Rhétorique du feu op. 45. Le tout sur le vif, rappelons-le : vivante perfection et émotion du concert – ou du disque tel qu'il devrait toujours être.
 
C'est Olivier Wyrwas que l'on retrouve dans l'épisode du 19 juillet, touchant un orgue Silbermann en grande partie reconstitué : restitution exemplaire, relatée par Christian Lutz, de l'état de 1743 par l'atelier de Quentin Blumenroeder, l'instrument ayant souffert de profondes modifications au cours des siècles. Il s'agit de l'ancien orgue du Couvent des Dominicaines de Colmar (actuel Musée Unterlinden où se trouve le fameux Retable d'Issenheim peint en 1512-1516 par Mathis Gothart Nithart, dit Grünewald), orgue racheté et transféré en l'église Saint-Pierre et Saint-Paul d'Eschentzwiller en 1793, qui en 2016 a notamment retrouvé la disposition originelle de son buffet, précédemment sensiblement élargi. Un orgue d'église ou de couvent n'a pas les mêmes exigences, de même un orgue pour le culte catholique (alternance avec le plain-chant) ou réformé (chant d'assemblée) : celui-ci, pour un couvent de femmes, est avant tout d'une élégance et d'une délicatesse hautes en couleur, d'une riche palette (trois manuels) mais sans principal de 8 pieds – modération, intensité et subtilité. Olivier Wyrwas y improvise avec une aisance confondante dans les styles français du XVIII^e siècle puis sud-allemand, séduction dans la sobriété, art du chant et éloquence de la ligne.

Jean-Charles Ablitzer © DR

L'extraordinaire complexité de la machine orgue

Avec l'épisode 4, nous quittons l'Alsace actuelle pour Belfort (autrefois rattaché au Haut-Rhin) et sa cathédrale Saint-Christophe : le titulaire du célèbre Waltrin-Callinet-Schwenkedel, Jean-Charles Ablitzer, qui brosse ici un portrait des lieux, fêtera l'année prochaine son demi-siècle de présence à cette tribune ! L'instrument a fait l'objet en 2012 d'un méticuleux relevage réalisé par le facteur suisse Peter Meier (Rheinfelden, Argovie, non loin de Bâle), Marco Venegoni, tuyautier installé à Villmergen, près de Zurich – avec lequel Quentin Blumenroeder travaille également – et Jean-Marie Tricoteaux, maître harmoniste qu'on ne présente plus. Un film passionnant a été réalisé sur ce relevage, montrant et expliquant avec talent aux non-initiés toute l'extraordinaire complexité de la machine orgue, également en tant qu'œuvre d'art (5).
 
Jean-Charles Ablitzer « se réservant » pour l'épisode suivant, c'est Gabriel Wolfer – depuis 2009 à la tête de la Fondation Pro Musica et conservateur de l’orgue Ahrend de Porrentruy (auquel l'épisode 7 est consacré) – qui nous présente l'orgue de la cathédrale de Belfort, authentique caméléon à même de restituer les répertoires et les esthétiques les plus divers. En témoignent ici Eustache Du Caurroy, Jehan Titelouze, Johann Sebastian Bach, Johannes Brahms (dont Jean-Charles Ablitzer a gravé l'intégrale sur cet orgue de Belfort), Michel Radulescu et pour finir Johannes Pachelbel : Chaconne en fa mineur restituée dans l'esprit de l'orgue français, avec chœur d'anches et grand plein-jeu. Clarté et solidité du jeu, profondeur spirituelle et splendeur du maniement des timbres : une approche chaleureusement séduisante, à l'image du musicien.
 

L'orgue de la collégiale de Saint-Ursanne © DR
 
Pour l'épisode du 2 août, nous restons à Belfort, au temple Saint-Jean, où Jean-Charles Ablitzer (6) a fait ériger un orgue baroque nord-allemand (Marc Garnier, 1984), avant de partir pour Grandvillars et son orgue ibérique inauguré en 2018 (7) : d'un côté Buxtehude, Scheidemann, Boehm et Bach, de l'autre Tejada, Aguilera de Heredia et Bruna. Suivront, côté suisse, l'orgue (1776) Jacques Besançon de la collégiale de Sainte-Ursanne, unique témoin en Suisse de la facture alsacienne et française de la seconde moitié du XVIII^e siècle, restauré en 2004 par Bertrand Cattiaux : Élise Rollin (cotitulaire) et Gabriel Wolfer (titulaire) présentent l'instrument  – Campra, Michel Corrette, Guillain, CPE Bach, Mozart… (9 août, épisode 6) ; puis l'orgue Ahrend (d'après Gottfried Silbermann) de Porrentruy, avec de nouveau Gabriel Wolfer : JS Bach, Anthony van Noordt, Weckmann (16 août, épisode 7) ; enfin les deux orgues Bossart-Kuhn (d'esthétique baroque tardif) de l'abbatiale de Bellelay, sous les doigts d'Antonio Garcia, organiste titulaire de l’Église française de Berne, où il enseigne à la Haute école de musique : Sweelinck, Muffat, Bert Matter (né en 1937), Frescobaldi, André Nicolet (né en 1941), Kerll/Cabanilles.
 
Il va sans dire que ces huit épisodes seront disponibles à la réécoute pendant au moins un an – jusqu'à peut-être une seconde série estivale (qui pourrait être plus méridionale)… ? L'orgue occupera entre-temps une place non négligeable au cours de la saison 2020-2021 des concerts de Radio France (8). Thierry Escaich donnera le coup d'envoi le 29 septembre, premier des sept concerts d'orgue ou avec orgue proprement dits, présenté par Clément Rochefort, auxquels s'ajoutera, dans le cadre du Festival Présences 2021, la rencontre de Bernard Foccroulle à l'orgue Grenzing de l'Auditorium et de Sonia Wieder-Atherton au violoncelle.
 
Michel Roubinet

 
 
 
(1) À la découverte de l'Orgue – Orgues d'Alsace
      http://decouverte.orgue.free.fr/index.htm
 
(2) Film sur la restauration de l'orgue Callinet de l'église Saint-Barthélémy de Sainte-Croix-en-Plaine :
      www.youtube.com/watch?v=sJMkax8UsqY&feature=emb_logo
 
(3) Festival de Masevaux – deux concerts maintenus, les 23 août et 13 septembre
      www.festivalorguemasevaux.com
 
(4) www.concertclassic.com/article/jean-baptiste-monnot-au-musee-du-louvre-lorgue-du-voyage-sous-la-pyramide-compte-rendu
 
(5) Relevage de l'orgue de Saint-Christophe de Belfort
      https://www.youtube.com/watch?v=FxzmomPTHF4
 
(6) Orgue baroque nord-allemand Marc Garnier du temple Saint-Jean de Belfort
      ablitzer.pagesperso-orange.fr/orgueStJean.html
 
(7) Inauguration de l'orgue ibérique de Granvillars
      www.concertclassic.com/article/inauguration-de-lorgue-espagnol-de-grandvillars-par-jean-charles-ablitzer-le-faiseur-dorgues
 
(8) Radio France, saison 2020-2021 – concerts d'orgue
      www.maisondelaradio.fr/agenda?type=288&sous-type=5098
 
 Photo © DR
 
 
Site Internet
 
« Le Pays des orgues » – France Musique, chaque dimanche matin (8 h – 9 h) du 5 juillet au 23 août
www.francemusique.fr/emissions/le-pays-des-orgues?xtmc=Le%20Pays%20des%20orgues&xtnp=1&xtcr=1