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Inauguration de l'orgue espagnol de Grandvillars par Jean-Charles Ablitzer - Le « faiseur d'orgues » - Compte-rendu

De même que Sweelinck, « l'Orphée d'Amsterdam », passait pour le « faiseur d'organistes » de son temps, la fine fleur de l'Europe de la fin de la Renaissance et du premier baroque venant apprendre le métier sous sa gouverne, de même Jean-Charles Ablitzer (photo) apparaît tel un « faiseur d'orgues », ne serait-ce que dans sa ville de Belfort (1), où il est titulaire de la très polyvalente merveille de la cathédrale Saint-Christophe : on lui doit la construction d'un orgue d'esthétique italienne en l'église Sainte-Odile (Gérald Guillemin, 1979) et d'un orgue dédié à la littérature baroque nord-allemande au temple Saint-Jean (Marc Garnier, 1984). Il est aussi à l'origine, entre autres projets, de celui particulièrement ambitieux et requérant une coopération internationale de la reconstruction, dans son buffet Renaissance en grande partie conservé, du mythique David Beck (2) érigé en 1596 au château de Gröningen, près de Halberstadt, en Saxe-Anhalt : un orgue de 59 jeux, monumentalité exceptionnelle pour l'époque, joué notamment par Michael Praetorius dont Jean-Charles Ablitzer a enregistré l'œuvre (CD Pro Organico) à l'orgue Hans Scherer (1624) de Tangermünde, également en Saxe-Anhalt, le même Praetorius étant le pivot du CD Auch auff Orgeln (motets et danses – de Terpsichore – transcrits par Johann Woltz, 1617), à l'orgue Essaias Compenius (1610) du château de Frederiksborg, au Danemark. Force est toutefois de reconnaître que le projet Beck (versant financier) n'avance présentement qu'à pas très comptés. Comme quoi même en Allemagne…

© Mirou

Rien de tel pour l'aventure de l'orgue espagnol « rêvé » par Jean-Charles Ablitzer pour Grandvillars (tout près de Montbéliard), commune du Territoire de Belfort d'à peine trois mille âmes où lui-même a vu le jour : il a été baptisé dans cette église où trône désormais un instrument unique en son genre… Le point de départ, en 2012, était de « proposer un projet hors du commun afin de séduire et d’enthousiasmer par sa singularité et son authenticité ». L'un des aspects les plus remarquables aura tenu à la rigoureuse et très efficace gestion du dossier, d'où également sa célérité : un modèle du genre. Entre le lancement de l'idée et l'inauguration, six années à peine se sont écoulées, de la conception de l'instrument par Jean-Charles Ablitzer, qui a ensuite assuré gracieusement l'entière maîtrise d'œuvre, jusqu'au bouclage du financement et à la réalisation optimale des travaux – après publication d'un appel d’offre européen en 2015, la commande de l'instrument fut signée début 2016. Il était devenu indispensable de remplacer l'orgue à bout de souffle de Saint-Martin, édifice construit à partir de 1701, reconstruit en 1845-1848, relevé après le bombardement de 1944 et entièrement restauré l'année dernière : un cadre sain pour un instrument prêt à défier le temps.
 
Celui-ci s'inscrit dans un « dispositif franco-suisse de dix instruments tous représentatifs d’un style remarquable » : Belfort (écoles franco-alsacienne, italienne, nordique) et Grandvillars (Renaissance et baroque espagnol), côté français ; Beurnevésin (école flamande), Porrentruy (école saxonne : copie Ahrend du Gottfried Silbermann de Glauchau), Sainte-Ursanne (Jacques Besançon, 1776, école franco-alsacienne) et Bellelay (grand orgue, orgue de chœur et orgue-régale, école d'Allemagne du sud), côté Jura suisse.

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L'inépuisable énergie déployée par l'Association pour la construction de l’orgue ibérique de Grandvillars – Acorg créée, avec la municipalité, et présidée par Jean-François Christ – explique un tel succès, Christian Rayot, maire de Grandvillars, s'étant révélé un fervent et indéfectible soutien. Pas moins de quatre-vingts passionnés adhérèrent dès le début, le nombre des personnes ayant manifesté leur adhésion au projet dépassant aujourd'hui les cinq cents, dont le musicologue et académicien Philippe Beaussant, l'organiste Francis Chapelet ou l'astronaute-organiste Jean-Loup Chrétien. Le coût total avoisinant les 300 000 €uros, un appel à mécénat fut lancé dès 2012 pour financer les 1169 tuyaux (100 000 €uros), « la vente de l'ancien instrument, des subventions publiques de parlementaires et du Département, un abondement de la Fondation du patrimoine et des dons importants d'une fondation londonienne, du Club des Mécènes de Franche-Comté et de l’ACCLP [Association Communautaire de Culture et de Loisirs Populaires] de Grandvillars étant venus alléger la facture. » Avec pour résultat que « les partenaires ont été dans leur très grande majorité des particuliers [via le parrainage des tuyaux] ou des petites et moyennes entreprises, aucune au CAC 40 ; pourtant toutes, répertoriées pour leur soutien et leur mécénat culturel ou patrimonial, ont été sollicitées (172 exactement en France) – seule La Poste a répondu, et Berger-Levrault […]. La grande absente incompréhensible est la Région Bourgogne–Franche-Comté. La plus imprévue est une fondation de Londres, et notre donateur le plus exotique habite à Tahiti »…
 

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Au-dessus de la console, sous la Dulzaina en chamade (elle-même dominée par Bajoncillo 4' et Clarín 8'), figure en lettres rouge et noir cette double mention : En Tordesillas Don Joaquín Lois Cabello – Me Fecit – Doña Christine Vetter en Tarazona, la construction de l'orgue de Grandvillars ayant été confiée à deux entreprises (3). Au Taller de Organería du premier nommé, en Castille (atelier auquel on doit notamment le relevage des orgues historiques des cathédrales de Ségovie et de Salamanque), étaient confiés tribune (neuve, dans le transept gauche), buffet, sommiers, soufflets, console et mécanique, la manufacture Organos Moncayo de la seconde, en Aragon, devant fournir la tuyauterie. Contrairement à d'autres instruments d'esthétique ibérique récemment construits et se faisant l'écho de la facture des XVIIe et XVIIIe siècles, celui-ci est résolument tourné vers la Renaissance et les débuts du baroque, l'ensemble des jeux s'inspirant ou étant copiés d'instruments érigés au XVIe siècle et jusque vers 1610. Soit onze jeux en basses et dessus répartis sur un clavier unique (plus Corneta 6 rangs de main droite), avec tremblant (superbement équilibré et musical) et ruiseñor (exubérant et délicieux rossignol), le tout sans concession : tempérament mésotonique pur à 415 Hz, dix touches « rudimentaires » et largement espacées pour les Contras tapadas (tuyaux bouchés) de 16 pieds du pédalier. Afin de ne pas limiter l'usage de l'instrument, un second clavier a été installé, doté de trois jeux d'une lumineuse présence, logés dans le soubassement, accordés au diapason usuel (440 Hz) et au tempérament égal. Un autre jeu typiquement espagnol : Orlos, commandé par ce même clavier mais disposé sur une chape indépendante, permet un dialogue d'anches avec celles du « clavier espagnol » – judicieuse idée, comme on put le vérifier lors du premier concert.
 

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Après deux années de construction en Espagne, l'installation in situ en janvier 2018 puis l'harmonisation de la tuyauterie, l'inauguration s'est faite en deux temps et en présence de la plupart des artisans de cette remarquable création, chaleureusement ovationnés. Le samedi 9 juin, Jean-Charles Ablitzer offrait un concert « privé » en guise de remerciements aux nombreux parrains de l'instrument, le véritable « concert d'inauguration » ayant lieu le lendemain.
 
Si la discographie (4) de Jean-Charles Ablitzer est majoritairement tournée vers les écoles baroques du nord de l'Europe, jusqu'à Buxtehude (intégrale) et Bach, sans oublier les classiques français, Brahms ou même l'orgue de cinéma, la musique espagnole n'y figure pas moins en bonne place : intégrale Sebastian Aguilera de Heredia (1561-1627) à l'orgue Juan Apecechea (1684) de San Salvador de Salvatierra de Esca (Musique & Mémoire Productions, 2013), mais aussi un tout récent et splendide Pablo Bruna (Harmonic Classics, 2017) à l'orgue Bartholomé Sanchez (1734) de Cariñena (Aragon) – récent mais en réalité enregistré en 2000 : on imagine a posteriori ce que l'on aurait perdu si ce CD n'avait pu voir le jour. Le musicien n'a cessé d'évoluer dans son approche de ce répertoire mais avoue redécouvrir à l'écoute de cette gravure une intacte fraîcheur à laquelle répond aujourd'hui avec bonheur une approche intensément mûrie, toujours d'une poésie et d'une humanité, d'un dynamisme et d'une éloquence qui sont la marque de son jeu.
 
Après l'émouvante « cérémonie » de l'ouverture des volets de l'orgue (le somptueux buffet – polychromie signée Domiciano Fernándes Barrientos – est la copie de celui, daté de 1666, de la collégiale de Toro, Zamora), Aguilera de Heredia ouvrit le feu avec un Salve de lleno alimenté manuellement en vent, les deux soufflets cunéiformes se remplissant en alternance et se vidant lentement. Le moteur de la soufflerie prit le relai pour le reste du programme, les soufflets restant dès lors immobiles, déployés, pour un vent d'une vivacité et d'une stabilité des plus impressionnantes : pression relativement faible, pieds généreusement ouverts, comme cela sonne ! Une garantie de plénitude du son, riche tant en fondamentale qu'en harmoniques chatoyants, quelle que soit la dynamique requise. Ainsi pour les deux Tientos de Heredia qui suivirent, dont un de falsas (audacieux frottements) sur des principaux d'une grande noblesse, aux attaques souples et franches donnant véritablement le sentiment de pouvoir modeler le son. Antonio de Cabezón fut ensuite évoqué, dont un subtil Fabordon sur la Dulzaina et une Pavana con su glosa faisant goûter la grâce des jeux flûtés avec tremblant, suivi de la célèbre Canción anonyme du XVIe « Je vous… », avec notamment un dialogue des anches intérieures (Trompeta real / Orlos – y ruiseñor !).
 

© Mirou

En guest star : Josep Cabré, entendu d'abord dans le chœur entonnant le Victimae paschali laudes pour Cabezón, avant de monter en tribune pour un radieux Solo a Nuestra Señora de Juan Hidalgo – où d'un coup se dévoilèrent les multiples possibilités d'utilisation de l'orgue de Grandvillars en tant qu'accompagnateur, du chant ou d'autres instruments. La suite fut à bien des égards une apothéose des anches espagnoles, à commencer par la fameuse Batalla de 6° tono de Jusepe Ximenes, suivies de deux grands Tientos de Francisco Correa de Arauxo, dont celui sobre la Batalla de Morales. Deux autres noms prestigieux du XVIIe espagnol se devaient de couronner le programme : Pablo Bruna, naturellement, dont un Tiento a dos tiples (« à deux dessus ») faisant alterner anches et cornet – mais pas le sublime Tiento sobre la letania de la Virgen (qui figure cependant sur le CD Harmonic Classics) –, et bien sûr Juan Cabanilles, avec en guise d'ultime feu d'artifice la Batalla Imperial. Deux bis vinrent fort à propos démontrer que le répertoire convenant à l'instrument dépasse les limites que l'on croit – avec tango et pasodoble façon El gato montés de Manuel Penella Moreno !
 
Bien que nullement limité au répertoire espagnol – on peut y jouer, cela va de soi, la musique des grands maîtres portugais comme Manuel Rodrigues Coelho, mais aussi l'essentiel du « clavier international » des XVIe et XVIIe siècles, celui des Byrd et Sweelinck –, l'orgue de Grandvillars ne s'en fera pas moins de prime abord et avant tout l'interprète de la musique de l'autre péninsule. Ainsi le jeudi 26 juillet, en collaboration avec le Festival Musique & Mémoire : Le siècle d'Or dans les Espagnes, par Jean-Charles Ablitzer et Josep Cabré ; puis le samedi 30 septembre lors d'un concert exceptionnel de Francis Chapelet, auquel tant de mélomanes et d'organistes doivent la fascinante (re)découverte de ce répertoire haut en couleur et irrésistiblement séduisant. S'ensuivra, pour une parution sans doute en début d'année 2019 chez Musique & Mémoire Productions, l'enregistrement par Jean-Charles Ablitzer d'un double CD de musique espagnole.
 
Michel Roubinet

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Église Saint-Martin de Grandvillars (Territoire de Belfort), 9 juin 2018
 
 
(1) Les orgues de Belfort
ablitzer.pagesperso-orange.fr/orgueStChristophe.html
 
(2) L'orgue David Beck de Gröningen (Saxe-Anhalt)
praetorius-beckorgel.de/aktuelles.php
www.france-orgue.fr/disque/index.php?zpg=dsq.evt.gro

(3) Orgue espagnol de Grandvillars
www.acorg.fr
 
(4) Discographie de Jean-Charles Ablitzer
ablitzer.pagesperso-orange.fr/discographie.html
harmonicclassics.com/albums/ORGUE/
 
 
 
Sites Internet
 
Jean-Charles Ablitzer
ablitzer.pagesperso-orange.fr/index.html
 
Acorg – Grandvillars
www.acorg.fr
www.fondation-patrimoine.org/les-projets/orgue-de-l-eglise-saint-martin-de-grandvillars
 

Photo © Mirou

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