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Intolleranza 1960 de Luigi Nono à l’Opéra de Gand – Indignons-nous ! - Compte rendu

 

 
Même si l’année de composition n’était pas incluse dans le titre même de l’œuvre, on pourrait difficilement ignorer que Luigi Non a conçu Intolleranza 1960 quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, à une époque où le communisme était en Italie une force d’avant-garde. On le saurait aussi parce que cet opéra dresse une sorte de catalogue des pires misères du monde, d’Hiroshima à la guerre d’Algérie, en passant par les catastrophes dites « naturelles » de ce que nous appelons désormais l’anthropocène, crues du Po ou catastrophe minière de Marcinelle, près de Charleroi, soit à un peu plus d’une heure de Gand où est reprise la production d’Intolleranza créés à Bâle en 2023.

 

© Annemie Augustijns

Situation intemporelle
 
Le livret inclut aussi des citations de divers « intellectuels de gauche » d’époques et d’origines variées, et Nono rebaptisa même Intolleranza 1970 la version qu’il élabora dix ans après.
Evidemment, le titre pourrait aussi faire penser à Intolerance de Griffiths sorti un peu plus de quarante ans avant, mais au lieu d’évoquer des époques précises de l’humanité, le livret élaboré par le compositeur d’après une idée d’Angelo Maria Ripellino imagine une situation intemporelle où se télescopent toutes les formes de l’intolérable : répression policière, torture, camp de concentration, désastre écologique, avec des personnages qui ne sont qu’une fonction : l’Immigré, l’Algérien, le Torturé… Et tout en se situant musicalement dans le direct prolongement des œuvres de son beau-père Arnold Schönberg, Nono ne peut s’empêcher de faire une place à l’amour, comme si l’influence de l’opéra italien restait plus forte que tout, comme si la présence de la femme aimée auprès du révolté ou du damné était un rayon d’espoir, comme dans Le Trouvère ou dans Tosca …

 

© Annemie Augustijns

 
Un expérience immersive
 
Pour monter ce qui, par ailleurs, ne ressemble guère à un des titres ordinaires du répertoire, Benedikt von Peter a choisi une formule qui s’éloigne du format traditionnel d’une représentation d’opéra, avec séparation claire entre les trois zones que sont scène, fosse et salle (format qui fut celui de la création à La Fenice en 1961 et qui était encore celui de la récente reprise au festival de Salzbourg), pour se rapprocher de ces expérimentations chères aux années 1970 et de la manière dont fut donné Al gran sole carico d’amore, le deuxième grand opéra de Nono, lors de sa création française dans une usine de Lyon. Même si l’orchestre est séparé (on comprend au fil de la représentation qu’il est en fait sous la scène), même si le rideau de fer est baissé au début et à la fin de la soirée, le public est invité à monter sur scène et à côtoyer les solistes et le chœur.
Pas de déambulation, mais quelques déplacements tout de même, puisque les spectateurs devront changer de place pour permettre la mobilité des chanteurs, éventuellement monter sur une chaise pour participer à la scène de la manifestation, et se coucher sur le sol pour figurer les victimes d’une catastrophe. Expérience « immersive » au sens strict, donc, non face à des écrans, mais bien au milieu de l’action, même si tout est très cadré et ne laisse sans doute aucune place à l’imprévu. Un bain sonore qui commence et finit de façon feutrée, avec le chœur derrière le rideau de fer, mais qui permet aussi de savourer directement les éclats dont est parsemée une partition, on l’a dit, très schönbergienne.

 

© Annemie Augustijns

Un chœur totalement investi
 
La prestation de l’orchestre de l’Opera Ballet Vlaanderen dirigé par Stefan Klingele mérite d’être soulignée, bien sûr, mais c’est au premier chef l’engagement du chœur maison qu’il convient de saluer, chœur qui interprète (par cœur, rappelons-le) une musique hérissée de difficultés, avec une écriture vocale elle aussi typique des années 1960, en dents de scie, avec un recours constant aux extrêmes des tessitures. Pour les solistes, le travail est comparable, et si les artistes de chœur sont totalement investis dans leur rôle, tantôt de victimes, tantôt de rebelles, les six protagonistes qui se détachent de la masse sont encore plus exposés.
 
Trois timbres féminins bien distincts se font entendre au cours de la représentation : Chia-Fen Wu en « Voce » et Lisa Mostin en compagne de l’Immigré, dont la voix tombe des cintres, et Jasmin Jorias, « Donna » dont les éclats rappellent, mutatis mutandis, les grands rôles de mezzo italien. Parmi les trois hommes, on reconnaît le vétéran Werner Van Mechelen en Torturé (son visage ensanglanté, dont l’image filmée en direct est projetée sur une chemise blanche, comme le voile de Véronique, souligne le côté christique du personnage), Tobias Lusser, membre du Jeune Ensemble de l’OBV, et surtout, dans un rôle écrasant, le ténor Peter Tantsists, grand habitué de la musique de notre temps (il avait créé en 2019, dans cette même institution, le personnage principal de l’opéra Les Bienveillantes).

Laurent Bury
 

> Les prochains concerts de musique contemporaine <

Luigi Nono, Intolleranza 1960 – Gand, Opéra, 6 mai ; prochaines représentations les 10, 13, 15, 16 et 18 mai 2025 // www.operaballet.be/en
 
Photo © Annemie Augustijns

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