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Festival Le Temps d’Aimer la Danse 2025 (Biarritz) – Le Temps des questions – Compte rendu

Une trente-cinquième édition qui est comme un miroir de notre temps, par ses rêves, ses nostalgies, ses délires, ses bassesses, ses pertes de repère et parfois son attachement à des racines, même si les arbres lancent leurs feuillages un peu chaotiquement. Pour être clair, le Festival part d’un quatuor surprenant, celui des quatre académiciens de la danse, désormais installés en majesté à l’Institut, et qui n’ont véritablement rien d’académique, sinon la force de leur travail et la puissance de leur univers onirique et gestuel : des envolées poétiques de Thierry Malandain, encore maître des lieux biarrots, à l’ambitieuse graphie de Carolyn Carlson, grande éolienne qui fascina un temps l’Opéra de Paris par ses moulinets de bras, de la force de frappe d’un Preljocaj polyvalent, capable de l’abstrait le plus renversant à la revendication la plus âpre, à la pulsion vitale de Blanca Li pour son Didon et Enée. Un quatuor rassemblé sur place, donc, et qui domine la manifestation de sa riche pluralité.

La Chambre d'amour (chor. T. Malandain) © Stéphane Bellocq
Sans une ride
D’emblée, après l’ouverture des festivités avec le Ballet de l’Opéra Grand Avignon, sur le America, fantaisie burlesque du surdoué Martin Harriague, lequel prendra les commandes de Ballet Biarritz le 1er janvier 2027, on a redécouvert un bijou oublié, cette Chambre d’amour qui marqua les débuts de Malandain sur place en 2000, et fut peu comprise : sans doute parce que trop épurée, à la fois délicate et intense , forte de ses duos cabrés, cambrés, de son désespoir face à la force mortelle de l’amour. Empruntant l’un de ses thèmes à une légende basque, celle d’Ura et Ederra, elle repose sur une partition contemporaine peu agressive, signée de Peio Cabalette, à la coloration fortement ravélienne, ponctuée d’éclats proches de Stravinsky, le tout avec un charme enveloppant et étreignant. Les danseurs de la compagnie d’aujourd’hui y sont merveilleux et nul nom, pour une fois n’en surnage, car l’ensemble, qui conte les drames de couples célèbres, d’Othello et Desdémone à Roméo et Juliette, d’Orphée et Eurydice à Didon et Enée, se laisse goûter comme une longue litanie, tandis que la troupe, autour des solistes, dessine des guirlandes graphiques, comme un chœur antique. A l’heure où le départ de Malandain approche, on est une fois de plus impressionné par l’identité de son langage, lequel n’a pas pris une ride. Ce qui accroît le sentiment de nostalgie à la vue de ce ballet, vécu par les fidèles comme un testament d’Orphée.

A Folia (chor. Marco da Silva Ferreira) © Stéphane Bellocq
Le vide et le contraire de l’art
Le reste du festival, après la qualité classique du London Festival Ballet- dont un sublime danseur, Arthur Wille, orne comme une grande respiration l’affiche du festival -, les songes de Carolyn Carlson, la vigueur déchaînée des danseurs basques de Kukaï Dantza et leurs évolutions survoltées, et enfin la sombre méditation du Requiem de Preljocaj, ouvre aussi sur d’autres perspectives, dont on peut dire qu’elles sont surprenantes : à moins qu’elles ne soient tout simplement le reflet de ce qu’a pu devenir la danse d’aujourd’hui. En effet, si l’on considère la sorte de rave party offerte par le CCN-Ballet de Lorraine, que ce soit pour le Static Shot de sa directrice Maud Le Pladec, ou de A Folia de Marco da Silva Ferreira, les deux pièces données dans des costumes de carnaval urbain aux couleurs plus criardes les unes que les autres, et sur des musiques brutales, même lorsque la seconde est censée faire revivre La Folia de Corelli. Qu’on se représente la scène : ils marchent, en roulant des mécaniques, en se trémoussant, se croisent, s’entrecroisent, se provoquent, sans que l’on sache pourquoi, à peu près de la même façon pour les deux séquences. Ils se palpent, se frottent, se contorsionnent en une sorte de transe offerte à un seul dieu, eux-mêmes. Image de jouissance collective qui n’est en fait que l’exaltation d’un besoin d’imposer son corps sans le contraindre. Le contraire de l’art, nous semble t-il, et la manifestation d’un vide total, primal. On aura remarqué, toutefois, la bonne tenue de la géométrie de ces ébats contagieux, auxquels le public pourrait certes prendre part. Agitation sans doute libératrice pour les danseurs, très engagés, férocement fougueux, mais en rien un spectacle.

Comme une grande malle d’enfance
Pourtant, il faut le dire, la salle a apprécié, preuve que la danse évolue d’une façon incontrôlable. Des quêtes hautement intellectuelles de ce qu’on appelait la nouvelle danse, alliée, il y a cinquante ans, aux âpres recherches de la musique contemporaine, en arrivant au désordre actuel, voilà une étrange et révélatrice vision du mouvement en salle. Vestige de cette époque de recherches aujourd’hui achevée, la dernière pièce de Claude Brumachon et de son complice de toujours Benjamin Lamarche, Hors Normes, a surpris par son déballage de souvenirs, comme une grande malle d’enfance, en guise d’adieu pour ce chorégraphe prenant qui, avec le CCN de Nantes, puis cette fois sa compagnie Sous la Peau, aura marqué son temps.
Eventail et grille de lecture
Et de nombreux petits groupes de recherche se seront succédé, souvent bardés de cuirs, de chiffons bariolés, porteurs des violences de la rue, de ses quêtes aussi, lorsqu’elle tend à rapprocher les cultures. Les Basques bondissent, heureusement, comme le Bilaka Kolektiboa, et une frénésie sauvage, quasi préhistorique, s’éloigne peu à peu des superbes fresques conçues par les créateurs encore dignes de ce nom, qui sont comme les colonnes du temple chorégraphique, mais pour encore combien de temps ? Energie, excitation, gaieté parfois, peur surtout, quel éventail que ce festival biarrot, à prendre comme une grille de lecture, encore et toujours, avec ses moments fastes et ses temps d’angoisse, et sur lequel Thierry Malandain, attaché à des souvenirs de beauté, a l’honnêteté de jeter un regard non partisan. Séduisant et dérangeant, voire angoissant.
Jacqueline Thuilleux

35e festival Le Temps d’aimer la danse, Biarritz et ses alentours, 6 et 7 septembre 2025 // jusqu’au 15 septembre 2025. www.letempsdaimer.com
Photo : La Chambre d'amour (chor. T. Malandain) © Stéphane Bellocq
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