Journal
Créations aux Donaueschinger Musiktage 2025 – Le mouvement, la vie, la musique – Compte-rendu

L’histoire avait commencé dès les années 1920, mais c’est en 1950 que les « Journées musicales de Donaueschingen » sont devenues le creuset des révolutions et de l’avant-garde musicales. Cette refondation, dont on fête donc cette année le soixante-quinzième anniversaire, s’appuie sur l’association indéfectible du festival avec le Südwestfunk (SWF), la radio couvrant la zone d’occupation française depuis 1946, devenu Südwestrundfunk (SWR). C’est ce qui a contribué à faire de Donaueschingen, relayé par les ondes, aujourd’hui via internet, l’épicentre de la création musicale contemporaine. L’un des atouts essentiels de cette collaboration est la présence ininterrompue du SWR Symphonieorchester pour porter chaque année des œuvres symphoniques nouvelles, en un engagement devenu proverbial.

François-Xavier Roth et le SWR Orchester © SWR - Ralf Brunner
Quatre créations en ouverture
L’édition 2025 ne déroge pas à cette belle habitude avec quatre créations au programme du concert d’ouverture, toutes fruits d’une commande du SWR, et toutes impeccablement dirigées par François-Xavier Roth. L’œuvre de Mark Andre (né en 1964), Im Entfalten. Dem Andenken an Pierre Boulez (« En se déployant. En souvenir de Pierre Boulez »), qui ouvre le concert, impressionne par sa densité sonore, qui tient autant à la continuité du souffle, des bruissements et des résonances (piano, cordes, vents – et jusqu’au léger mouvement des partitions agitées par les musiciens) qu’aux événements sonores pourtant assez ténus et retenus (percussions, harpe) qui viennent s’y agréger.
Dans There recedes a silence, faceting beyond enclosures de Turgut Erçetin (né en 1983), la clarinette soliste – Carl Rosman, qui maîtrise à la perfection les multiples modes d’émission et types de son que lui réserve le compositeur – dialogue le plus souvent avec quelques instruments de l’orchestre (en particulier le violoncelle), qui prennent eux aussi, tour à tour, un rôle quasi concertant. L’écriture orchestrale, plutôt massive, ramène cependant assez systématiquement la pièce à son point de départ. Le point de départ, l’œuvre qui suit d’Imsu Choi (née en 1991), quoique titrée Miro (« Labyrinthe »), semble ne jamais vraiment le quitter. Il y a de belles intentions sonores, mais bien peu de mouvement.

Philippe Leroux © SWR - Ralf Brunner
Paysages en mouvement
Philippe Leroux (né en 1959) réunit les deux et son Paris-banlieue (un informel journal de mes rêveries) est un chef-d’œuvre. Le compositeur dit avoir conçu cette symphonie très personnelle en cinq mouvements à partir d’une cartographie de la ville-centre (dont le point zéro est ici symbolisé par le « spectre » des bourdons de Notre-Dame qui ouvre l’œuvre et plane ensuite harmoniquement au-dessus) et de ses banlieues multiples.
Mais la mathématique spatiale n’a ici rien d’aride. Elle révèle un imaginaire qui se renouvelle de mouvement en mouvement. Si l’on retrouve tout au long de ces quelque vingt-cinq minutes des points de repères immédiatement identifiables (motifs, boucles rythmiques, timbres, harmonies), parfois à la limite du pittoresque, ceux-ci n’induisent pas la répétition mais plutôt un regard – une écoute – chaque fois renouvelé. A-t-on jamais composé une œuvre qui évoque et interroge aussi bien l’espace vécu, pensé comme un « paysage en mouvement », qui se révèle par sa perception plus que par sa présence propre ? Parce qu’elle permet la simultanéité des événements, l’évasion rêveuse au-delà de ce que l’on voit, l’électronique – élaborée à l’Ircam par le compositeur avec le réalisateur en informatique musicale Serge Lemouton –, a dans Paris-banlieue toute sa place en complément de l’orchestre. C’est cependant celui-ci qui a le dernier mot, en un spectaculaire silence où les musiciens incarnent le flux, le mouvement et la vie. L’œuvre a reçu, en fin de festival, le prix annuel décerné par l’orchestre, ce qui lui vaudra d’être jouée de nouveau. La reprise à Paris, avec un autre orchestre, serait d’ores et déjà programmée pour le printemps 2027.

Tabea Zimmerman & EXAUDI © SWR - Ralf Brunner
Une énergie sonore inextinguible
Pas avare de belles réussites, le festival proposait dès le lendemain matin une magistrale création de Georges Aperghis (né en 1945). Tell Tales est un merveilleux entrelacs de textes en une multitude de langues – ou de non-langues –, une polyphonie où le sens des mots n’affleure pas toujours mais s’efface derrière une énergie sonore inextinguible. Remarquables de précision, de nuances, de présence sous la direction de James Weeks, les six voix de l’ensemble EXAUDI se sont mises au défi que représente l’œuvre, longue de près d’une heure et ne ménageant quasiment aucun répit.
Les notes pleuvent, tombent, vrillent, s’étirent, parfois se retrouvent à nu – l’effet saisissant de la basse Simon Whiteley, d’un seul coup quittant le chant pour se faire parole détimbrée, sans rythme, inhumaine ! Il y a mieux encore : Georges Aperghis associe aux voix un alto. Leur rapport est d’abord assez simple : l’un porte la mélodie des autres (à moins que ce ne soit l’inverse). Mais peu à peu les interactions se trouvent de nouvelles ressources : de leur dialogue se forment les rythmes, les couleurs, les intensités. Une forme labyrinthique et toujours renouvelée éclôt sans arrêt. Tabea Zimmermann est impériale, non moins éloquente et théâtrale (avec presque rien pourtant) que les chanteurs.

Le Klangforum Wien sous la dirrection de Vimbayi Kaziboni © SWR - Ralf Brunner
Voix délivrées
Placée sous l’invocation des « voix délivrées » (« Voices unbound »), cette édition des Donaueschinger Musiktage réunissait quelques autres passionnantes réflexions sur la puissance expressive de la voix. Dans La nuda voce, Francesca Verunelli (née en 1979) explore la naissance du chant à partir de la vibration, celle-ci superbement exposée par un envoûtant travail d’orchestration, mais dont la conclusion longtemps attendue – le chant, porté par la voix claire de la soprano Johanna Vargas – manque de force et de caractère, comme escamotée.
Au même concert de l’excellent ensemble viennois Klangforum dirigé par Vimbayi Kaziboni figuraient trois autres créations : Garmonbozia du Russe Alexander Khubeev (né en 1986), tout en saturation, entretient une dynamique implacable, quand Vivrisses de son exacte contemporaine ukrainienne Anna Korsun propose une musique plus intérieure mais aussi moins mobile. Enfin, Vimbayi Kaziboni (photo à dr.) dirigeait Masterpiece, fantaisie grinçante du Géorgien Koka Nicoladze (photo à g., né en 1989) qui convoque une voix de synthèse. Jouant sur la répétition, un langage rudimentaire, les stéréotypes musicaux et l’incongruité sonore, cette musique inclassable se révèle diablement efficace, portée par la précision et l’engagement du Klangforum Wien.
Dirigés la veille par Vimbayi Kaziboni et Xizi Wang, ces mêmes musiciens avaient déjà fait sensation dans la création d’Aura d’Hanna Eimermacher (née en 1981). Le dispositif immersif, avec les dix-huit musiciens de l’ensemble, la compositrice elle-même aux chant et percussions et les deux chefs entourant le public, a déjà en soi quelque chose de spectaculaire – que renforcent la mise en espace et en lumières d’Anselm Dalferth et les sculptures sonores dont jouent les quatre percussionnistes. Hanna Eimermacher joue avec les sons et l’espace. La musique circule au sein de ce cercle, de ce corps sonore en perpétuelle oscillation ; elle est comme un grand souffle de vie, qui finit par sembler à l’auditeur la projection de sa propre respiration, de sa propre musique intérieure.
Jean-Guillaume Lebrun

Donaueschinger Musiktage, du 17 au 19 octobre 2025 // www.swr.de/donaueschinger-musiktage/programm-donaueschinger-musiktage-2025-uebersicht-100.html
Photo © SWR - Astrid Karger
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