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Entretien avec Francis Wolff, philosophe - Le pourquoi de "Pourquoi la musique ?"

Francis Wolff est un philosophe heureux. Professeur éminent à l’École normale supérieure de Paris, auteur d’ouvrages remarqués (dont Socrate et Dire le monde aux Puf, Philosophie de la corrida et Notre humanité chez Fayard), son dernier livre, Pourquoi la musique ? (qui vient d'être réédité fin 2019 en poche, éd. Hachette Pluriel), fait des pleines pages dans la presse généraliste quotidienne, dans la presse spécialisée cela va sans dire, et s’arrache en librairie. Puisqu’il s’agit du livre que l’on attendait, qui enfin éclaire les fondements de cet art qui nous préoccupe tant : la musique. Et cela sans pédanterie, dans une lecture facile, qui réconcilierait avec philosophie. La philosophie à la portée de tous les mélomanes.
 
Qu’elle est l’idée qui a présidé à la conception de ce livre ?
 
Francis WOLFF : L’idée est née d’un livre que j’ai écrit, paru en 1997, qui s’appelait Dire le monde. Dans ce livre de métaphysique et de philosophie du langage, je distinguais trois mondes au sens métaphysique : un monde auquel on avait accès par les mots, que l’on appelle les choses ; un monde auquel on avait accès par les verbes, que l’on appelle les événements ; et un monde de personnes, auquel on avait accès par les pronoms personnels. Et en l’exposant dans un milieu académique tel que je viens de le résumer à très grands traits, quelqu’un m’a posé cette question : « Le monde des choses, je vois bien ce que ce peut être. Mais qu’est-ce que serait qu’un monde qui ne serait fait que d’événements ? » Et j’ai répondu spontanément : « C’est la musique. » Et là-dessus, j’ai eu cette première piste de dire qu’au fond il y a trois grands mondes de représentation chez tous les êtres humains : les représentations des choses que nous nommons par les images ; les représentations d’événements qui s’enchaînent d’une certaine manière, par la musique ; et représentation des personnes qui agissent, qui est le monde des récits. Et cela forme l’objet du dernier chapitre de mon ouvrage. Où je me replace dans un spectre plus général, qui est : pourquoi y a-t-il des images ? pourquoi y a-t-il des récits ? pourquoi y a-t-il de la musique ? Cela a été l’idée initiale. Mais pour arriver à la fonder, sur des analyses musicales réelles, il m’a fallu quinze ans.
 
Comment peut-on alors résumer l’ouvrage, l’illustration de ces grands thèmes ?
 
F. W. : Si l’on se reporte au plan général du livre, c’est extrêmement simple. Une première partie consacrée à la question faussement naïve : qu’est-ce que la musique ? Mais cette définition purement théorique est incomplète. Donc, je passe à le deuxième partie que j’appelle : ce que nous fait la musique. Ce qu’elle nous fait au corps, ce qu’elle nous fait à l’esprit. Ensuite, je traite une autre question qui est traditionnelle : le rapport sémantique de la musique et du monde. Est-ce que la musique dite pure, purement instrumentale, sans programme, dit quelque chose, ou est-elle purement formelle ? C’est la troisième partie. Et la quatrième partie, c’est au fond : pourquoi la musique ? J’ai essayé de trouver un ordre déductif. Tout repose sur les définitions initiales que je tente de donner de la musique, dans la première partie. On peut alors développer un petit peu. Je pars d’une définition banale : j’ai appris quand j’étais enfant que « la musique est l’art des sons ». Je voyais dans cette formule quelque chose d’extraordinaire, parce que tout me paraissait dit en trois mots. Évidemment, la question corollaire, que je me suis posée longtemps : qu’est-ce qui fait que les sons deviennent un art ? Puis la question : qu’est-ce qu’un art ? Ce n’était pas la bonne question.
La bonne question était : qu’est-ce qu’un son ? C’est là-dessus que je définis un son comme le signe d’un événement. Et par conséquent se pose la question : à partir de quand une succession d’événements sonores, devient de la musique ? La réponse est très simple, dans un premier temps. Il faut deux conditions : la première est que les sons appartiennent à ce que j’appelle un monde musical, et non plus un univers sonore ; c’est-à-dire que les sons apparaissent comme étant des individus discontinus, appartenant à une échelle ou un monde qui serait une façon de découper le sonore : ce qu’on appelle des notes. La seconde condition, serait que dans le déroulement temporaire il y ait un découpage de la durée temporelle qui soit elle aussi rationnelle et rationalisée. Et là, on a un monde musical. Et pour que cela nous apparaisse comme musique, il faut que les sons qui appartiennent à ce monde musical se suivent d’une façon qui nous apparaisse prévisible quand ils se sont produits. Alors même qu’ils sont toujours imprévisibles quand ils se produisent. C’est ce que j’appelle une relation de causalité. C’est-à-dire qu’il y a entre les sons quelque chose qui est régi entre eux, extrêmement variable selon les musiques, les milieux musicaux, selon évidemment les écritures, tonales, modales, atonales, traditionnelles, populaires, savantes… Il y a musique lorsque les sons se produisent par les sons eux-mêmes, et non plus par des événements extérieurs. Autrement dit : il y a musique lorsque le sonore devient auto-suffisant.
 
Ce qui, à mon sentiment, pose une question : le chant d’un oiseau serait-il tout autant musique qu’un quatuor d’Anton Webern ?
 
F.W. : Il se trouve que nous entendons de temps à autres des suites de sons naturels comme de la musique. La part de l’art y serait donc absente. Il y a le cas du chant d’oiseau, non pas seulement en rapport avec Messiaen. Il y aurait aussi, ce qui n’est plus en relation avec un être vivant comme l’oiseau, la perception d’un rythme. Comme quand nous sommes dans un train. À partir d’un certain moment, je peux cesser d’entendre les bruits, soit les entendre comme tels, en tant que rythme régulier. Donc, il y a quelques exceptions dans lesquelles peuvent être perçus ce que j’appelle les éléments de musicalité  en dehors de la musique. Mais la musique en tant que telle a besoin de plus, des causes que j’appelle formelles, du fait que les sons paraissent assister à la naissance d’une structure formelle. C’est ce que je nomme les quatre causes de la musique : cause matérielle, cause formelle, cause efficiente et cause finale.
 
Cela signifierait, et on le voit à travers votre livre, que la musique est intrinsèque à l’homme…
 
F. W. : Tout à fait. C’est l’idée sous-jacente. L’humanité et la musique s’entre-définissent, si je puis dire. On dit toujours que l’humanité se définit depuis le paléolithique supérieur par les images ; mais on sait qu’il y avait des instruments de musique, et de la musique aussi ancienne que les images. Ce n’est pas simplement sur le plan ethnographique, anthropologique. L’enfant très rapidement a un besoin de produire par lui-même des sons qu’il maîtrise. Bien avant de maîtriser le langage parlé ! De trouver une rationalité… Alors que les sons qui nous entourent, nous envahissent, se produisent n’importe quand, n’importe comment, nous avons besoin de musiquer pour produire des sons domestiqués. Il n’y a pas d’humanité sans musique. Et inversement, il n’y a pas de musique au sens complet, sans une humanité qui reconnaît sa forme et sa marque propre.
 
Vous êtes philosophe. À partir de là, quel serait le rapport entre musique et philosophie ?
 
F.W. : L’objet du livre, effectivement, c’est d’essayer de tenir sur la musique un discours qui soit philosophique, mais qui ne fasse aucune concession ni à l’expérience musicale, ni à la conceptualité philosophique. C’est le défi que je suis fixé. Reste à savoir si j’y réponds bien… Je m’explique : les musiques qu’on dit simplement intéressantes ne m’intéressent pas. Quand on lit des philosophes qui traitent de la musique, on a le sentiment qu’ils prennent des exemples parce que cela conforte leurs thèses. Autre exemple : certains musiciens ne font qu’appliquer des théories conceptuelles a priori. Mon propos et mon ambition étaient de ne rien céder sur notre expérience musicale faite pour être musique et n’être rien d’autre. Qu’est-ce que serait une musique qui ne ferait ni danser, ni chanter, ni pleureur ? C’est, me semble-t-il, cela l’expérience musicale humaine. Et il en serait de même pour la philosophie. J’ai tenté de tenir, ce que je n’ai trouvé nulle part ailleurs, un discours qui soit le plus philosophique possible sans rien concéder de l’expérience musicale et sans faire de la musique pour philosophes.
 
Vous répondez à la question : qu’est-ce que la musique ? On peut alors demander au philosophe que vous êtes : qu’est-ce que la philosophie ?
 
F.W. : Ce n’est évidemment pas la question que je pose dans ce livre. Mais je répondrais que, pour moi, la philosophie cela consiste à pouvoir introduire un peu de rationalité dans notre expérience du monde. Et la rationalité se manifeste de trois façons : les concepts, par opposition aux affects ou sentiments, essentiels à la vie mais qui n’appartiennent pas à la philosophie ; les arguments, qui peuvent se partager entre interlocuteurs raisonnables ; et la construction. L’idée de ce livre serait donc d’introduire le concept dans l’expérience musicale. C’est l’art apparemment le plus abstrait, mais qui a le plus d’effets concrets. Et donc le plus rebelle au concept. C’est le défi que je me suis lancé.
 
Concept et construction, on le conçoit pour la musique. Mais non pas l’argument…
 
F.W. : L’aspect conceptuel serait que la musique essaye d’introduire de l’ordre, une certaine rationalité, dans l’expérience purement sonore chaotique. Il y a déjà de la rationalité dans la musique. Ce que le mot harmonie suggère, de même que le mot accord… Si l’imprévu paraît prévisible, c’est qu’il y a quelque chose de rationnel. Mais ce qui est propre à la musique, c’est de percevoir du rationnel dans un domaine absolument irrationnel, purement sensible. Et lié à un sens, l’ouïe, qui provoque des effets physiques, mais sans intellect.
 
Ce livre apparaît comme un aboutissement, une réflexion générale, d’une vie consacrée à la philosophie et à votre passion qu’est la musique. Mais vous cultivez une autre passion, qui est la corrida, sur laquelle vous avez aussi écrit des livres d’esprit philosophique. Quel rapport verriez-vous entre la musique et la corrida ?
 
F.W. : Le premier rapport que je verrais, est purement subjectif : il se trouve qu’il s’agit de mes deux passions principales. J’ai consacré une partie de mon activité littéraire, en effet, à écrire sur la corrida, comme l’ouvrage Philosophie de la corrida. Le philosophe, à défaut de pouvoir se guérir de ses passions, doit pouvoir au moins essayer de tenter d’y mettre un peu de raison. C’est-à-dire de réfléchir sur le pourquoi. Sinon, la relation que je verrais entre corrida et musique, c’est qu’il y a dans le toreo, ou art de toréer, moment d’expression individuelle du torero quand il fait face au taureau, quelque chose qui appartient à tous les arts du temps ; c’est-à-dire la cadence, le rythme, l’harmonie. Comme dans la musique. La richesse à mon sens de la corrida, c’est qu’elle renvoie à tous les arts. Tant aux arts plastiques, qu’aux arts du récit, puisque c’est toujours le même récit de la vie et la mort. Et si maintenant on procède à l’inverse, et que l’on se demande ce qu’il y a de corrida dans la musique, je pense, selon mon expérience, que ce sont les moments de virtuosité dans le chant. Lorsqu’une grande cantatrice attaque un air qu’on appelle, justement, de bravoure, qu’on est pris de cette émotion très particulière, la crainte que la voix se brise, et l’admiration pour la virtuosité… Eh bien, ce sont des émotions extrêmement proches de celles que j’éprouve lorsque la corne frôle le torero, et lorsque grâce à sa virtuosité il y a ce détournement, je dirais ce triomphe de l’humanité contre l’humanité en lui – ou en elle, s’il s’agit d’une cantatrice. Ce triomphe de l’humanité sur l’animalité, c’est pour moi ce qu’il a de commun à l’expression musicale, à la virtuosité, et à la corrida.
 
Propos recueillis par Pierre-René Serna, le 2 avril 2015
 
Francis Wolff : Pourquoi la musique ? – Fayard, février 2015, 464 pages, 22 Euros / édition de poche, éd. Hachette Pluriel.
88 extraits de musiques commentées dans le livre sont proposés à l’écoute sur le site Internet www.pourquoilamusique.fr
Le livre est aussi disponible sous la forme d’un epub 3.0 enrichi de ces extraits musicaux.
 

Photo © DR

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