Journal

"Créer des Ballets au XXIe siècle" (Cnrs Editions) – Une étude captivante – Compte-rendu

 

La danse dite de ballet est chose sérieuse, on le sait. Après avoir fait figure de divertissement, en retrait de la musique, elle a conquis sa place au XIXe siècle, devenant une sorte d’étendard du rêve romantique, puis s’est codifiée et un peu sclérosée, avant de connaître au XXe siècle un envol qui l’a menée vers de nouveaux territoires : ceux d’une narration  plus intellectuelle ou onirique, grâce à des Cranko, Béjart, Kylian et Neumeier, tandis qu’en Amérique, Isadora Duncan œuvrait pour la libération des corps et que Martha Graham revenait aux sources mythologiques de la vieille Europe, sans parler des multiples chemins ouverts par la danse germanique, jusqu’à Pina Bausch, plus théâtrale que dansante, et israélienne,  charnelle et rythmique. Puis, tandis que le ballet classique survivait sous une forme rafraîchie autant qu’approfondie avec Preljocaj, Malandain, Maillot, est arrivé le XXIe siècle, porteur de combats pour la justice dans l’exercice de l’art, si emblématiques d’une époque en quête identitaire, faute de valeurs perdues.
 
C’est là qu’intervient Laura Cappelle, brillante journaliste, notamment pour le Financial Times, et passionnée de danse. Mais surtout sociologue, ce qui la conduit à descendre dans les arcanes de la création de ce qu’on appelle encore le Ballet, même si sous ce gentil vocable se cachent d’innombrables types d’expression et de recherche. Dans l’univers chorégraphique, elle s’est employée à creuser les démarches, les rapports, les évolutions entre créateurs et ce qu’on considérait autrefois comme leurs choses. Passer de Pygmalion au citoyen dansant de son plein gré, en gardant son regard appréciateur sur son maître, voilà ce qui se dessine, évidemment plus dans les petits groupes de danse contemporaine que dans les grandes institutions et compagnies classiques, plus pigées. Une évolution qui fait que l’on passe du génie inspiré de l’ère romantique et post romantique à une sorte d’artisanat ô combien complexe, car il se fait sur le vif, avec des règles certes, mais qui doivent aussi laisser libre cours à la naissance de ce qui n’est pas encore parfois même pensé : leurs corps et leurs imaginations propres permettent ainsi à l’acte créateur du chorégraphe de prendre forme.
 
Pour décrypter pratiques et changements en mouvement, Laura Cappelle a mené l’enquête auprès de quatre compagnies parmi les plus fameuses, dont une française, l’Opéra de Paris, une monégasque, les Ballets de Monte-Carlo et deux anglo-saxonnes, l’English National Ballet et le New York City Ballet, ce pendant dix ans, avec 235 ballets recensés. Enquête faite sous forme de thèse et aujourd’hui livrée à la curiosité des amateurs de danse, auxquels le lever de rideau ne suffit plus ! Des créations suivies pas à pas, dont certaines s’inscrivent dans les annales comme la Mégère apprivoisée de Jean-Christophe Maillot, faite aux mesures (et aux démesures ) du Bolchoï, lui ont permis de peser les différences de fonctionnement des compagnies, d’un monde à l’autre, les règles, les blocages, les élans parfois freinés et partout ce besoin de clarté et de respect, qui ne fut pas le fait de bien des chorégraphes des générations précédentes.
 
On découvre notamment les questionnements d’Anna Lopez Ochoa, chorégraphe à l’English National Ballet, une certaine infantilisation parfois, pour la mise en place de Broken Wings en 2016, de Justin Peck à New York pour New Blood, où il joue avec les bases académiques, le travail de broderie de Jean Guillaume Bart, pour La Source , recrée d’après un vieux ballet de Saint Léon et le peu de contact vraiment envisagé entre créateurs et danseurs, et  que ceux-ci n’ont souvent même pas l’idée de contester. Ainsi que les angoisses de Maillot, lequel supérieurement doué et inspiré, n’est pourtant dupe de rien, ni de lui, ni des autres. Tout est analysé avec une précision d’horloger, pour décrypter la boîte noire de la création dansée, d’une plume qui ne se veut qu’objective, et dont l’absence d’appréciation esthétique de la part de l’auteur indique son honnêteté profonde autant que sa sagacité. Pour se détacher autant de ses propres goûts, il faut être vraiment passionné, et assoiffé de justesse, voire de justice.
 
Une mine d’informations, d’observations et d’interrogations que ce gros ouvrage, qui amène à réfléchir. Ce qui ne change rien au plaisir final du spectacle, quelle que soit la façon dont il a été conçu. Là intervient le regard du spectateur, qui demanderait un autre livre !
 
Jacqueline Thuilleux
 

« Créer des Ballets au XXIe siècle », par Laura Cappelle / Cnrs Editions - 376 pages, 26 €

Partager par emailImprimer

Derniers articles