Journal

Christian Gerhaher et Gerold Huber à la Cité de la musique – Bizarre, bizarre ... – Compte-rendu

 

Commençons par un remerciement aux responsables de la salle : pour suivre rien moins que 22 lieder de Schumann peu connus, chaque spectateur se voyait offrir un programme  de 40 pages contenant tous les textes chantés, ainsi que leur traduction. Certes, la lumière de la salle était un peu juste, et on pouvait se dire que les salles de concert pourraient bien utiliser la même technique de projection de texte que celles qui existent maintenant dans toutes les salles d’opéra (surtout qu’à la Cité de la Musique, le grand paravent de scène s’y prêterait à merveille) mais l’effort  – qui est loin d’être si répandu – mérite d’être loué.
 
Venons-en au programme.(1) Côté Schumann, rien que des lieder écrits en 1850 et 1851, par un compositeur qui n’est alors que l’ombre de lui-même. On le sait : dans sa production, il y a la géniale floraison de 1840 (qui comporte tous les grands cycles à juste titre célèbres : Amour du poète op. 40, plus les dizaines de lieder sur poèmes de Heine, l’Eichendorff-Liederkreis op. 39, L’Amour et la vie d’une femme op. 42, etc.) et le reste. Chez Schumann, plus le temps passe, plus l’inspiration, tragiquement, s’étiole. En 1850 et 1851, période où furent composés tous les lieder du programme de Christian Gerhaher et Gerold Huber – ces deux musiciens qui cheminent ensemble depuis 1998 –, les lieder ne sont plus que de toute petites choses, sur des textes hélas rarement de bonne qualité (Titus Ullrich, Gustav Pfarrius, Gottried Kinkel, Wilfried von der Neun n’ont laissé aucune trace dans l’histoire de la littérature allemande). Poèmes courts, sans dynamisme interne – qualité première de tous les poèmes choisis en 1840 –, donc lieder brefs (malgré les fréquentes répétitions, notamment de la dernière strophe), piano peu inspiré, fins souvent grandiloquentes comme ne sachant que faire d’elles-mêmes. Parfois, comme en ombre chinoise, vient flotter une trace de l’inspiration de 1840 (Die Blume der Ergebung, op. 83), mais c’est bien rare.
Certes, ce programme pouvait sur le papier, attirer par son côté « hors des chemins battus » – mais il convient de ne pas oublier que si les chemins ont été « battus  et rebattus » c’est bel et bien pour de bonnes raisons, et on se prend très sincèrement à regretter qu’un aussi grand chanteur que Gerhaher qui, avec Matthias Goerne, est un des plus grands barytons actuels dans le monde du lied, ne nous ait pas offert au moins un  « panaché »  de lieder de 1840 et de 1850.
 
Mais il serait injuste de ne pas mentionner la partie française du programme  constituée par les deux cycles de Debussy. Saluons l’élégance et le courage de ces musiciens de venir ainsi honorer le pays qui les accueille. Même si Gerold Huber eut un peu de mal, sur chacune des premières mélodies de Debussy, à passer d’un piano romantique allemand du milieu du XIXème siècle à celui de Debussy (car ces deux cycles étaient fichés au milieu de l’océan schumanien d’un programme donné sans entracte), on ne peut qu’admirer la maîtrise de notre langue, presque parfaite, du chanteur allemand — ses « e » muets, notamment peuvent en remontrer à bien des chanteurs francophones. Mais, là encore, quelle bizarrerie d’avoir planté, à deux reprises, moins de dix minutes de mélodies relativement tardives de Debussy au milieu d’un programme allemand. Si l’on voulait confronter le lied et la mélodie, n’aurait-il pas été plus opportun de rapprocher, par exemple, le cycle de Debussy sur des poèmes de Baudelaire avec des lieder de Hugo Wolf écrits sur des poèmes de Mörike exactement au même moment (1888), juste après le voyage qu’avaient fait, chacun de leur côté, ces deux musiciens à Bayreuth ? Quoiqu’il en soit, à lui seul, le premier bis, où Gerhaher chanta l’intégralité du drame en trois actes miniature, Tragödie op. 64/3, écrit entre la fin de l’année 1840 et le début de l’année 1841 sur des poèmes de Heine, racheta tout.
 
Stéphane Goldet
Paris, Cité de la musique, 25 juin 2021
 
(1)
Schumann : 6 Lieder op. 107
Debussy  : Trois chansons de France
Schumann : Lieder op. 98a ; 3 Gedichte aus den Waldliedern op. 119 ; 4 Husarenlieder op.117 ; 6 Gesänge op. 89
Debussy : Trois poèmes de Mallarmé
Schumann : 3 Lieder und Gesänge , op. 83
 
Photo © Sony – Gregor Hohenberg
Partager par emailImprimer

Derniers articles