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​Benamor de Pablo Luna au Teatro de la Zarzuela de Madrid (Streaming) – Transgenre et orientaliste – Compte-rendu

Nouvelle production du Teatro de la Zarzuela de Madrid, Benamor est ressuscité un quasi siècle après sa création (en 1923 dans ce même théâtre). Initiative louable, qui répond bien à la vocation d’un théâtre dédié au répertoire lyrique espagnol, entre ouvrages obligés et redécouvertes. Car malgré son bon accueil initial, Benamor avait depuis lors disparu des affiches (et des enregistrements).
 

© Javier del Real 

L’ouvrage est signé Pablo Luna (1879-1942), un compositeur lyrique dont les succès en son temps atteindront même la Grande-Bretagne et qui s’était singularisé par des thèmes exotiques, à l’heure où nombre de zarzuelas plantaient leur action sous des traits autochtones madrilènes ou régionalistes. Benamor se place ainsi dans un Ispahan tiré des Mille et Une Nuits, au XVIe siècle. Un sujet déjà inhabituel, mais auquel s’ajoute une trame elle aussi inaccoutumée : les deux héros de la fable, un sultan et sa sœur la princesse, se révèleront être le premier une fille et la seconde un garçon ! D’où de piquants quiproquos, en particulier auprès des trois prétendants de Benamor, la prétendue princesse. La musique se veut en situation, avec des beaux airs (dont le célèbre País de sol), duos, trios et ensembles, entrecoupés de force chœurs et passages dansés, à travers une orchestration fouillée.
 

© Javier del Real

L’inspiration, pour cet ouvrage modestement qualifié opereta (déjà signe de la décadence du genre de la zarzuela dans ces années 1920), n’atteint toutefois pas toujours le sublime auquel nous ont habitué les contemporains Federico Moreno Torroba (1) et Amadeo Vives (2). On relève cependant, en sus du bel air précité, une magnifique page symphonique, Danse du feu (Danza del fuego), qui ne pâlit pas face à celle de Manuel de Falla (dans L’Amour sorcier).
 
La réalisation scénique, retransmise en streaming de la soirée du 22 avril (devant public, puisque la plupart des théâtres espagnols restent ouverts au public), verse opportunément dans l’imagerie de circonstance pour ce conte oriental. Se présentent ainsi, sous de judicieux éclairages, des fastueux décors (signés Daniel Bianco, par ailleurs directeur du théâtre) comme d’affriolants costumes, jusqu’aux masques obligés reconvertis en tchadors pour les participantes. Les mouvements et gestes sont réglés au plus près, en particulier pour les nombreux passages dansés (dans la chorégraphie de Nuria Castejón). Une manière de grand spectacle, raffiné et sans tomber dans les excès caricaturaux (de type drag queen ou king) qu’auraient pu susciter le sujet. On regrette seulement l’intervention parlée d’Enrique Viana, auteur de la mise en scène grimé en pâtissier puis en travelo, débitant par deux fois une tirade longuette et superfétatoire non prévue par l’œuvre, qui étire les débuts du premier et deuxième actes inutilement (et d’autant pour un public international, déjà soumis à des surtitres uniquement en espagnol – au contraire de la représentation sur place qui mêle surtitres traduits en anglais). Frasque de metteur en scène qui tient absolument à mettre son grain de sel et poivre ! On ne saurait donc trop recommander de sauter ces deux importuns hors de propos qui alourdissent la soirée…
 

 
Pour le reste, le spectacle coule aisément, servi par une distribution vocale de haut vol. Les deux rôles principaux incombent à deux voix féminines, comme il se doit : la mezzo Vanessa Goikoetxea pour Benamor et la soprano Carol García pour le sultan, dans un chant souverain d’un legato soutenu. Au baryton Damián del Castillo échoit le premier rôle du chant masculin, celui du « caballero » espagnol débarqué en Orient pour s’énamourer de Benamor avant de jeter pour finir son dévolu sur Darío de sultan devenu sultane, d’une voix d’un timbre clair et d’un phrasé éclatant. Tout aussi bien distribués figurent les seconds rôles. Une fois encore, il n’est que d’admirer les éminentes qualités de l’école actuelle de chant espagnol !
 
Le chœur, celui titulaire du théâtre, n’est pas en reste de juste adéquation dans ses nombreuses et variées participations. L’orchestre, celui de la Communauté de Madrid également titulaire du théâtre, dégage pour sa part une sonorité un peu grêle, conséquence certainement de la captation comme de son effectif réduit (étant données les circonstances actuelles), malgré la battue attentive de José Miguel Pérez-Sierra. Un beau spectacle d’un luxe approprié pour une œuvre peu ordinaire, qui mérite assurément d’y consacrer sa soirée par ces temps confinés.
 
Pierre-René Serna

teatrodelazarzuela.mcu.es/en/
 
P. Luna : Benamor - Madrid, Teatro de la Zarzuela, 22 avril 2021. Disponible sur youtube :
www.youtube.com/watch?v=L186Iv2U9HA
 
(1) Voir notre compte-rendu de Luisa Fernanda :
www.concertclassic.com/article/luisa-fernanda-au-teatro-de-la-zarzuela-de-madrid-streaming-etreintes-et-tensions-compte
 
(2) Voir notamment notre compte-rendu de Doña Francisquita :
www.concertclassic.com/article/dona-francisquita-lopera-de-lausanne-la-zarzuela-internationalement-glorifiee-compte-rendu
 
Photo © Javier del Real

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