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Deep in memory par le Théâtre national de l’Opéra et de la Danse du Jiangsu à l’Opéra-Comique – Précieuse célébration – Compte rendu

 

 
En plongeant dans les douleurs de cette ode à de terribles souvenirs, ceux du massacre de Nankin, en 1937, souvent occulté par les négationnistes japonais, on réalise, accessoirement, combien peu la danse française a puisé dans sa propre histoire, de même d’ailleurs que l’opéra, où on cite juste quelques titres comme les Huguenots de Meyerbeer, le Dialogue des Carmélites et le Montségur de Marcel Landowski. Il n’est pas de même chez les Russes, par exemple, qui ont abondamment puisé dans leur passé, et notamment pour la danse, allant jusqu’à évoquer dans Flammes de Paris notre propre révolution. Et bien plus encore chez les Chinois qui content sans fin et subliment les pans de leur longue histoire.

 

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Des souvenirs terrifiants

 
Ici elle est récente et atroce. Et elle nous apprend mille choses autant qu’elle en transcende l’horreur par la beauté du geste et de la pensée, comme un Goya. Voici donc, remonté des souvenirs de la romancière sino-américaine Iris Chang, le choc de l’une des plus affreuses manifestations de la bestialité humaine, ce massacre de Nankin perpétré par des troupes en folies, et durant lequel des occidentaux courageux se dévouèrent à la cause des innombrables réfugiés fuyant ces horreurs, notamment la missionnaire américaine Minnie Vautrin et l’homme d’affaires allemand John Rabe, considéré comme le Schindler de ce drame.

 

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La transposition dansée
 
Quel rapport avec la danse, sinon qu’elle est ici le fait de la grande chorégraphe Tong Ruirui, vraie star en son pays et dont nous ignorons l’immense influence. Avec une intensité émotionnelle rare, un sens du tableau vivant, une chorégraphie marquée par la violence des sauts et l’expression des corps ployés, une alternance de symbolisme et de réalisme, elle a su  rendre sensible un drame dont elle transcende la noirceur par la beauté des gestes, la fluidité des attitudes, le tout axé sur la blanche silhouette ondulante de Zhang Tianle, incarnant la romancière : bras de sirène, battante ou brisée, mais espérant en la lumière. Déchirant, le moment où le jeune et innocent combattant japonais, campé par Kai Tomioka, part pour sa terrible mission de tueur, étreint par ses deux mères, la biologique et l’adoptive, et s’apprêtant à devenir, de bon garçon, une bête immonde.

 

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Tableaux marquants
 
Formidablement orchestrée, pourrait-on dire, la scène du viol qui finit par le meurtre de la jeune fille brutalisée, et l’image de la missionnaire, magnifiquement incarnée par Casey Nokomis Pereira, comme clouée au cadavre par le désespoir, en un tableau d’une force terrible. Tandis que constamment l’immense silhouette de Maximilian Rupp, fait remonter le courage de John Rabe. Le tout s’enchaîne, se décrypte avec clarté dans le récit, et noirceur dans les situations, et s’achève sur de petites flammes d’immortalité. Sur une musique signée Guo Sida, qui ne manque ni de couleurs et de force descriptive, souvent proche du Sacre du Printemps de Stravinski par ses syncopes brutales, ou frisant parfois la facilité mélodique mais séduisante d’un show.
La salle, brillante par bien des noms fameux que ce spectacle hors normes avait attirés, de Bernard Cazeneuve, passionné de danse, à Anne d’Ornano et Sophie Marceau, est sortie bouleversée par la force du souvenir qui sous-tendait cette dure évocation, et la subtilité de sa transposition, la danse se faisant ici un puissant vecteur de mémoire. Une histoire inscrite en lettres de sang et une superbe troupe à ne pas oublier, celle de ce Théâtre national de l’Opéra et de la Danse du Jiangsu, dont nous découvrons la virtuosité et l’engagement tant moral que physique.
 
Jacqueline Thuilleux
 

Opéra-Comique, 21 novembre 2025
 
Photo : @deepinmemory

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