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L’Écume des jours d’Edison Denisov à l’Opéra de Lille – Le poids des ans – Compte rendu

Pour inaugurer sa première saison à la tête de l’Opéra de Lille, Barbara Eckle a fait un certain nombre de choix qu’il est provisoirement permis de considérer comme emblématiques de ce que sera son mandat. Un opéra en français, voilà qui est de bon augure, alors que la part de notre répertoire a connu en un siècle une réduction draconienne ; un opéra contemporain, qui n’est pas une création mais une première reprise en France depuis près d’un demi-siècle, ce qui montre que la programmation ne sera pas guidée par la facilité.
Mosaïque de styles
Pour autant, si le roman de Boris Vian fait désormais figure de classique dans les lycées, notoriété qui explique peut-être que le public soit venu nombreux à ces représentations, l’opéra qu’Edison Denisov (1929-1996) a lui-même tiré de L’Écume des jours n’est pas forcément un titre appelé à un grand avenir, car l’écriture accuse le poids des ans : dans la mosaïque de styles revendiquée par le compositeur, les lignes vocales en (légers) dents de scie trahissent toute une époque et même les interventions du clavecin dans la fosse fleurent bon le générique de série télévisée des années 1970. Les quasi-citations – dans les moments de jazz réinventé, dans les chansons pseudo-populaires, dans les scènes de foule où l’on sent passer le souffle opératique russe, de Moussorgski à Chostakovitch – cohabitent par chance avec des passages où l’émotion est plus libre d’affleurer.

© Simon Gosselin
"Chloé-centrisme"
Il y a néanmoins des longueurs, et malgré toute l’habileté avec laquelle Bassem Akiki dirige cette partition pour grand orchestre, la mise en scène confiée à Anna Smolar n’aide pas vraiment à les dissiper. Dans cette production « Chloé-centrique », tout se joue à travers le regard de ce personnage féminin, présent sur scène d’un bout à l’autre du spectacle, dédoublé entre passé et présent, et projeté sur grand écran. A l’euphémisme de Vian (le nénuphar dans le poumon), la production substitue la réalité crue d’une malade en stade terminal du cancer qui choisit de se donner la mort. Quant aux amours de Chloé et de Colin, il ne s’agirait que d’une histoire fantasmée, puisque Chloé est en réalité en couple avec « la Souris », l’animal du roman devenant ici une femme qui partage le quotidien de l’héroïne. Aux années 1940 de Vian, le spectacle préfère de déplacer le poids du passé vers les très warlikowskiennes années 1970 finissantes, à en juger d’après les costumes, et les parois du décor gris béton s’envole peu à peu, envahi au dernier acte par une gigantesque fleur dominant le plateau. La présence de danseurs et d’un magicien est justifiée au nom d’une évocation de l’univers intérieur de Chloé, mais elle crée une agitation que l’on pourrait être tenté de prendre pour un certain manque de confiance envers le discours musical, jugé inapte à soutenir l’attention.

© Simon Gosselin
On ne se bouscule peut-être pas pour chanter du Denisov, mais la distribution très partiellement francophone suscite malgré tout quelques questions. Matthieu Lécroart et Edwin Crossley-Mercer n’ont que des rôles assez épisodiques, mais c’est surtout en entendant l’Alise de Katia Ledoux que l’on en vient à s’interroger. Sans avoir, elle non plus, énormément de choses à chanter, la mezzo-soprano parvient à imposer un naturel dans son chant et un degré d’émotion que l’on peine à trouver parmi les autres artistes. Si, grâce à elle, Denisov sonne parfois comme du Poulenc, on se dit qu’une plus grande familiarité avec le français ne serait peut-être pas inutile dans l’ensemble de l’équipe : c’est surtout vrai du Colin de Cameron Becker, qui gagnerait à mieux doser l’accentuation de certaines syllabes, la Chloé de Jennifer Feiler s’imposant par la beauté de son timbre et par une élocution plus limpide. Autour d’eux, le Chœur de l’Opéra de Lille (préparé par Virginie Déjos) et l’Orchestre national de Lille maîtrisent avec enthousiasme une œuvre qui sort des sentiers battus mais dont cette production ne crée pas le sentiment qu’il y ait urgence à la revoir de sitôt.
Laurent Bury

Edison Denisov. L’Écume des jours – Lillen Opéra, 7 novembre ; prochaines représentations les 9, 12 & 15 novembre 2025 // www.opera-lille.fr/spectacle/lecume-des-jours/
Photo © Simon Gosselin
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