Journal
Le Lac des cygnes par le Ballet Preljocaj au Théâtre des Champs-Elysées [jusqu’au 4 janv.] – Le grand plongeon – Compte rendu
Le Lac des cygnes par le Ballet Preljocaj au Théâtre des Champs-Elysées [jusqu’au 4 janv.] – Le grand plongeon – Compte rendu

Tout est trouble et troublant dans Le Lac des cygnes, inusable joyau du répertoire chorégraphique de la fin du XIXe siècle, surtout par le caractère sombre, morbide, malgré ses éclats colorés, de la musique de Tchaïkovski. Même s’il s’agit d’un lac nordique, on y devine la Neva et l’envie de se jeter dedans, face aux impitoyables façades grandiloquentes des palais pétersbourgeois. Né de mythes, colligés par Muséus, Pouchkine et d’autres, le ballet en est devenu un, si riche de portée que nombre de chorégraphes des XXe et XXIe siècles s’en sont emparés, pour y imposer leurs propres visions. Certes, nulle version ne peut approcher celle de John Neumeier, lequel y creusa la portée du drame psychologique du héros, enfermé dans la solitude du pouvoir, la présence écrasante de la mère et le désir d’un ailleurs inaccessible, puisque le prince se coulait dans la douloureuse folie de Louis II de Bavière. Jean Christophe Maillot, en 2014, y injecta les peurs de l’adolescence, en une dynamique forcenée opposant le bien et le mal, Matthiew Bourne en 1995, en exalta la force sexuelle. Preljocaj, lui, et comme souvent, le transpose dans la sombre conjoncture contemporaine, en faisant un sinistre constat devant la mort de la nature, la tristesse d’un univers glacé, obsédé par la réussite sociale et les enjeux industriels.

© J.C. Carbonne
La plongée dans la mort lente
D’emblée, et malgré les tuniques colorées qui frémissent sur de piquantes jeunes filles gambadant dans quelque cour, où la maîtresse de maison porte couronne, tout se noircit, et va s’enfoncer dans une pénombre qui mènera à la destruction. Peu mis en valeur habituellement, les parents des deux héros sont ici fortement marqués, car ils mènent le jeu, leurs enfants n’étant que des pions. On devine de l’eau, qui bientôt sera souillée par une probable marée noire, les arbres remuent désespérément en de superbes vidéos imaginées par Boris Labbé, et sont finalement remplacées par des tours, des usines. Manhattan, ou Dubaï écrasent la vraie vie, le rêve, l’amour.

© J.C. Carbonne
Des cygnes désespérés
Et la chorégraphie de Preljocaj est magique pour célébrer cette descente dans l’enfer contemporain, par son apparent classicisme qui se dévoie peu à peu, les cygnes, costumés de façon tout à fait plausibles par Igor Chapurin, gardant tuniques blanches mais n’agitant plus les bras comme des plumes légères mais les battant au contraire violemment, désespérés ou menaçants. Si le noir généralisé fait qu’on comprend difficilement les antagonismes des puissants en présence, et provoque une sorte d’état d’angoisse, on est pris par la force des ensembles, avec cette vitalité organique , ces glissements, ces entrelacements si particuliers marqués d’une dure symétrie, qui sont la marque du chorégraphe, avec peu de performances individuelles, même si le pas de deux blanc, lors de la rencontre des héros, touche par sa séduction agressive. L’héroïne a la main leste, ou plutôt l’aile, et la vigueur des portés rappelle certaines séquences fusionnelles du Parc, cette grande pièce de 1994, aux allures faussement néoclassiques, que le Palais Garnier reprend en février. Et, clin d’œil à la tradition, Preljocaj ne se privant pas de citer ses sources, on apprécie comme une touche drolatique, le fameux pas des Quatre petits cygnes, vraie performance humoristique et seule séquence riante de l’ensemble.

© J.C. Carbonne
Des interprètes passionnés
Les ensembles de cygnes, violents, magnifiquement enchevêtrés, serrent le cœur autant qu’ils suscitent l‘admiration pour leur impeccable technique. Mais on s’enfonce dans le noir, et ce qui n’est certes pas un conte de Noël laisse sur une impression étrange, nourrie par le talent passionné d’une troupe qui plonge jusqu’au bout du drame, et que dominent les silhouettes de Théa Martin, Odette/Odile à la forte présence, Laurent Le Gall dans un Siegfried un peu flou, Erwan Jean-Pouvreau en père du héros, l’impressionnant Rothbart de Elliot Bussinet, au machiavélisme froid, et surtout la fine et gracieuse silhouette de Lucile Boulay, reine mère très jet-set. Tandis que les accents de 79D, studio complice de Preljocaj, entrecoupent les harmonies de Tchaïkovski, raccourcies et parfois mêlées à d’autres de ses œuvres, d’un martèlement oppressant. Preljocaj s’y montre, une nouvelle fois, comme l’observateur désenchanté de nos dérives, le chantre d’une énergie physique démesurée et le créateur d’une beauté qui fait froid dans le dos.
Jacqueline Thuilleux

Le Lac des cygnes (chor. A. Preljocaj) – Paris, Théâtre des Champs-Elysée, 21 décembre ; prochaines représentations les 23, 24, 26, 27, 28, 29, 30, 31 décembre 2025, 2, 3 & 4 janvier 2026 // www.theatrechampselysees.fr/saison-2025-2026/danse/lac-des-cygnes-preljocaj
Le Parc, Palais Garnier, du 3 au 25 février 2026 // www.operadeparis.fr/saison-25-26/ballet/le-parc
Photo © J.C. Carbonne
Derniers articles
-
23 Décembre 2025Alain COCHARD
-
23 Décembre 2025Antoine SIBELLE
-
22 Décembre 2025Jean-Guillaume LEBRUN







