Journal

« Balanchine-Ratmansky-Goecke » par les Ballets de Monte-Carlo – Les temps de la danse – Compte rendu

Etonnante confrontation proposée par Jean Christophe Maillot pour sa compagnie, que celle d’œuvres issues de sensibilités si dissemblables, et pourtant porteuses d’une même tentative pour atteindre à l’essence du mouvement, voire à son sens. Recherches formelles qui se veulent fondées sur les mathématiques de la musique chez le Géorgien devenu plus Américain que tout autre, l’immigré de luxe que fut Balanchine (1904-1983), images qui plongent dans la douceur des souvenirs et la douleur du présent pour l’Ukrainien Ratmansky (né en 1968), hurlements des corps en folie qui ne savent comment parvenir à une forme protectrice pour Goecke (né en 1972), enfant chéri de la scène allemande, malgré ses récentes incartades : et tout cela avec des corps se pliant à toutes les gestiques, à toutes les émotions, quel album ! De la rigueur chiffrée à l’explosion …
 

Les Quatre Tempéraments (chor. G. Balanchine) © Alice Blangero

 
L’attachement de la Principauté à Balanchine

 
La compagnie de Monte-Carlo, superbe, est parfaitement rompue à tous les modes d’expression, grâce à la variété de style des chorégraphies de Maillot, qui vont du graphique au narratif, de l’abstrait au quasi expressionnisme, du drame au loufoque. Ainsi peut-elle aborder ces rivages successifs, qui démarrent en 1946, date à laquelle Balanchine, déjà chorégraphe affirmé, donnait son premier ballet à sa nouvelle compagnie, The Ballet Society, qui deviendrait ensuite le prestigieux New York City Ballet : avec les Quatre tempéraments (photo) sur l’assez austère, parfois même un peu grincheuse partition de Hindemith, œuvre moins rutilante et provocatrice que les pièces de Stravinsky qu’il illustra abondamment.
Le ballet est repris sous la direction de l’incroyable ballerine américaine Patricia Neary, 82 ans, et inflexible gardienne de l’ordre balanchinien, qu’elle a servi dans le monde entier. Et elle témoigne de l’attachement de la Principauté à ce maître si novateur en son temps, mais dont l’émotion n’est pas la caractéristique essentielle.
 
Des figures incroyablement calibrées

 
Rien de commun véritablement dans cette démonstration de style, avec la substance psychologique des Tempéraments évoqués par la partition de Hindemith, mais une succession de figures incroyablement calibrées, d’étonnants chassés croisés de bras et de jambes, parfois un rien chaloupés, et qui furent, à la création du ballet, comme une pierre dans la mare de la grammaire classique et de sa substance, par leur éblouissante froideur. Le tout dans des collants de la plus grande simplicité, tranchant heureusement sur les costumes plus spectaculaires de la création. Les danseurs monégasques, aux gestes d’une précision métronomique, trouvent ici un faire-valoir parfait pour la perfection de leur technique, d’où qu’elle vienne. Excellent pour parfaire l’unité d’une compagnie, comme Haydn pour équilibrer un orchestre.

 

Wartime (chor. A. Ramansky) © Alice Blangero

 
Entre néoclassicisme et héritage folklorique

 
Aux règles de trois succède ensuite l’émotivité à fleur de peau de Ratmansky, ancien directeur de la danse au Bolchoï, pour Wartime Elegy, où le chorégraphe, déchiré par le drame ukrainien, fait alterner des séquences d’un poétique néoclassicisme, qui n’est pas sans évoquer la patte délicate d’un Robbins, avec le rappel d’un héritage folklorique pour lequel il a recours à quelques archives musicales des années 30, et qui conduit les danseurs à se retrouver gambadant en tenues un rien paysannes, aux antipodes de Balanchine, et , pour les filles, couronnées de fleurs, des secousses en chaussons à pointes là où on attendrait la délicieuse petite botte des danses slaves. Pour le reste du ballet, surprise également d’entendre la musique d’un compositeur ukrainien,Valentin Silvestrov, aujourd’hui âgé de 87 ans, qui, après avoir flirté avec les atrocités du dodécaphonisme et en être sorti comme d’un ghetto, semble avoir trouvé plus de paix dans des effluves mélodiques charmeuses.
 

La Nuit Transfigurée (chor. M. Goecke) © Alice Blangero

Un affolement fondamental
 
Puis vient, conduite par un désespoir frénétique, la création de Marco Goecke, compositeur admiré, et notamment à Monte Carlo où on l’a déjà suivi. Ici, c’est sur la splendide Nuit Transfigurée de Schoenberg qu’il fait évoluer les danseurs, en une série de postures tordues et fracassées, témoignant d’un affolement fondamental. Et résout ce désordre de l’être en une sorte d’ode finale à la lune, en guise de libération après cette infernale quête existentielle. L’argument utilisé par Schoenberg n’est pas du tout utilisé et Goecke procède comme Balanchine pour les Quatre Tempéraments, partant de la musique pure et créant lui-même son propre argument, qui n’est, on l’a dit, qu’un long cri de douleur. De quoi surprendre même si les danseurs se lancent dans cet épuisant déchaînement avec un engagement qui dit leur désir de faire parler leur corps sous toutes les formes possibles. 

 

Jesko Sirvend © jesko-sirvend.com

Sous la magnifique baguette de Jesko Sirvend
 
Foisonnant ou poétique, Marco Goecke est assurément un chorégraphe qui va jusqu’au bout de lui-même, comme l’affirme Jean Christophe Maillot, lequel s’y connaît en matière de descente en soi. Même si cette pièce, comparée à l’intensité bouleversante de l’œuvre de Schoenberg, déçoit par son côté fumeux et répétitif, dans une semi-obscurité qui laisse pressentir des attitudes superbes, mais qu’on ne peut que deviner. Pareille partition, musicalement, ne pouvait supporter que le meilleur, que lui a offert l’Orchestre Philharmonique de Monte Carlo, dirigé avec fièvre par Jesko Sirvend (vainqueur du Concours Svetlanov en 2022 à Monaco), sans oublier la bienvenue participation de l’excellent David Bismuth pour les parties pianistiques dans Balanchine et Ratmansky. Bref, un programme aventureux et complexe.
 
Jacqueline Thuilleux
 

> Les prochains concerts en PACA <

« Balanchine-Ratmansky-Goecke » - Monte-Carlo,  Grimaldi Forum, 23 avril ; dernière représentation, le 27 avril 2025 // www.balletsdemontecarlo.com
 
Photo © Alice Blangero

Partager par emailImprimer

Derniers articles