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​Mignon à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège – Démignardisée – compte rendu

 
Heureux Ambroise Thomas ! Lui qui, cette saison, aura vu, du haut des cieux, deux productions de son Hamlet en France (à Paris et à Saint-Etienne) (1), et surtout, bien plus rare, une reprise de Mignon à l’Opéra royal de Wallonie. Mais comme nous le rappelle le choix de Krzysztof Warlikowski pour mettre en scène Hamlet à l’Opéra de Paris l’an prochain, un certain travail de remise au goût du jour est souvent nécessaire pour que les œuvres du bon Ambroise parlent au public d’aujourd’hui.
 
C’est ce qu’a bien compris Vincent Boussard à Liège : si Barbier et Carré n’ont gardé du roman de Goethe qu’un entrelacs de marivaudage et de mélodrame à faire pleurer dans les chaumières, il faut bien dépasser ce niveau de lecture pour proposer autre chose, et c’est ici l’idée même de théâtre qui sert de fil rouge. Puisque Mignon est offerte en spectacle par Jarno, puisque Philine et Laërte sont acteurs et donnent Le Songe d’une nuit d’été chez leur mécène, toute cette production joue sur le brouillage des frontières entre jeu dramatique et réalité, et l’on ne sait jamais si les émotions exprimées par les personnages sont celles qu’ils ressentent ou qu’ils jouent.
 
© ORW-Liège – J. Berger

Dans un décor en forme de scène de théâtre, avec la salle à l’arrière-plan et le chœur en guise de spectateurs, avec la présence constante d’accessoiristes qui tendent aux protagonistes l’objet dont ils ont besoin ou l’élément de costume qui leur manque, les héros de Mignon interprètent un drame qui est peut-être Mignon ; Lothario se fait metteur en scène et, le texte de la pièce à la main, guide les acteurs dans leur jeu, tandis que tel air devient véritablement un morceau que l’artiste fait mine de déchiffrer, d’apprendre ou de chanter à destination du public sans forcément s’y investir personnellement. Les costumes entretiennent aussi l’incertitude en balayant un large spectre, tantôt issus du XIXe siècle (en mêlant des formes allant des années 1810 aux années 1880), tantôt renvoyant à notre modernité. Pour achever de « démignardiser » Mignon, c’est le final tragique qui a été retenu, le rôle-titre apparaissant aussi comme moins opprimé, moins pleurnichard que ce n’est parfois le cas. Les dialogues parlés paraissent avoir été largement réécrits, tout en intégrant encore des pans entiers d’alexandrins. Et pour mieux rompre avec les conventions d’opéra-comique, le rôle habituellement travesti de Frédéric est rendu à un ténor bouffe, comme à la création en 1866 (ce qui a hélas pour inconvénient de nous priver de l’air « Me voici dans son boudoir » ajouté pour satisfaire une contralto lors des représentations londoniennes de 1870).
 

Philippe Talbot (Wilhelm Meister) & Jodie Devos (Philine) © ORW-Liège – J. Berger
 
Ce qu’apporte surtout la mise en scène de Vincent Boussard, c’est une véritable attention au jeu d’acteur, qui permet à certains artistes de sortir transfigurés de ce spectacle. Il convient ainsi de saluer au premier chef la prestation de Jodie Devos, vocalement étincelante Philine, comme on pouvait le prévoir, mais que l’on avait rarement vu comédienne aussi affûtée, avec un travail de chaque instant sur son personnage de croqueuse d’hommes. Stéphanie d’Oustrac (photo) bénéficie aussi du soin mis à donner une certaine crédibilité psychologique au rôle de Mignon, et ce souci semble rendre sa diction plus mordante, ses graves plus intenses, pour une incarnation particulièrement saisissante. Jean Teitgen (photo) prête son timbre somptueux à un Lothario moins conventionnel, lui aussi, dans l’expression de sa folie. Wilhelm Meister est peut-être celui qui est le moins affecté par cette « révision », le personnage restant assez conforme au profil du jeune premier d’opéra-comique, interprété avec beaucoup de sensibilité, et non sans une pointe d’humour, par Philippe Talbot. Laerte fait partie des figures sacrifiées par le livret, et Jérémy Duffau s’en sort avec les honneurs même s’il a plus à déclamer qu’à chanter ; Geoffrey Degives brille lui aussi comme comédien plutôt que comme chanteur, le rôle de Frédéric étant réduit à la portion congrue. Roger Joakim, enfin, est un Jarno menaçant comme il convient.
 
D’abord cantonné en fond de scène, le chœur de l’Opéra royal de Wallonie se montre très convaincant, jusque dans ses interventions en coulisses au dernier acte. Dans la fosse, Frédéric Chaslin parvient à rendre à la musique d’Ambroise Thomas toute la fraîcheur dont elle est capable, notamment dans les premières mesures de l’ouverture, sans chercher à occulter ses côtés plus convenus reposant sur des rythmes de danse typiques du Second Empire : Mignon, c’est aussi toute cette virtuosité qui se concentre sur le personnage de Philine, avec sa polonaise et ses cocottes, ses mignardises qui doivent, elles, être préservées.
 
Laurent Bury

 

(1) Hamlet à l'Opéra-Comique : www.concertclassic.com/article/hamlet-lopera-comique-la-magie-sen-est-allee-compte-rendu
     Hamlet à Saint-Etiennewww.concertclassic.com/article/hamlet-lopera-comique-la-magie-sen-est-allee-compte-rendu
 

Ambroise Thomas, Mignon. Vendredi 1er avril. Opéra royal de Wallonie-Liège, 1er avril ; prochaines représentations les 3, 5, 7 et 9 avril 2022. En replay sur Francetvinfo.fr/culture à partir du 12 avril ; en rediffusion sur Musiq3 (28 mai) et sur Mezzo // www.operaliege.be/spectacle/mignon/
 
© ORW-Liège – J. Berger

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