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Inauguration du Festival de Grenade 2018 – Le temps arrêté - compte-rendu

Un moment d’intense émotion saisit lorsqu’on franchit la porte du Palais de Charles Quint, dans l’enceinte de l’Alhambra de Grenade, pour l’une de ces nuits musicales qui sont autant d’instants de délices arrachés à l’ambiance torride de la journée, à la foule des touristes qui envahissent les gracieux palais nazarides, au grouillement d’une ville ardente. Car derrière sa ceinture de lourds moellons, le Palais de l’Empereur offre sa cour comme un rêve d’antique    dont aucun ornement, aucune dorure, ne vient briser la douceur ronde, accueillante, protectrice comme un petit Colisée. Tout ici respire un art de vivre miraculeusement préservé, dont on comprend que les Andalous n’aient pas voulu trop le divulguer.
 
Car, pour curieux que cela puisse paraître tant le lieu, l’atmosphère et la qualité des strates artistiques qui l’ont rendu unique, ce Festival de Grenade n’est pas des plus connus. Comme si ses heureux habitués le gardaient comme un trésor, loin de la vulgarité des grand-messes artistiques abâtardies, et ce depuis 67 ans. Des décennies de chefs-d’œuvre, de figures monumentales comme celles de Walter Gieseking, des Ballets Russes et de Maurice Béjart, les plus grands artistes du monde encore et toujours - l’an passé notamment la présence de Simon Rattle -, et aujourd’hui un nouvel élan, dont le nouveau directeur, le chef Pablo Heras-Casado (photo), de grenadin devenu l’une des plus fortes valeurs de la baguette internationale, se doit de moduler finement l’évolution vers une audience plus ouverte. Exemplaire de cet état d’esprit, sa première saison se structure autour d’un hommage à Debussy, pour le centenaire de sa mort, apparemment plus fêté ici qu’en France, et pour lequel l’Institut Français d’Espagne et l’Ambassade de France ont largement apporté leur soutien.

Pablo Heras-Csado & Les Sècles © Jose Albornoz
 
C’est dire que ce florilège d’œuvres symphoniques et pianistiques du compositeur, lequel célébra l’Espagne avec une instinctive sympathie, nourrie par son amitié avec Manuel de Falla, génie des lieux, alors qu’il n’y alla jamais, soude les liens du festival avec la sensibilité française. Comme le Palais de Charles Quint qui évoque l’antique sans l’être, la musique de Debussy fait ressentir une Espagne rêvée, et son Iberia a évidemment constitué l’un des moments clefs du concert d’ouverture, dirigé par Pablo Heras-Casado, lequel avait convié un orchestre ami, Les Siècles, dont le chef- fondateur, François Xavier Roth devait lui succéder le lendemain pour une autre séquence de musique française. Soirée féerique donc, que Pablo Heras-Casado, chef moderne et brillant, a déroulée comme une exploration amoureuse du langage debussyste, en une intelligente succession d’émotions graduées : quoi de plus envoûtant, de plus finement sensuel et déroutant que la flûte du Faune, puisque le Prélude  ouvrait  le programme.
 Puis la rare Première Suite d’orchestre, redécouverte il y a peu, et dont le troisième tableau a été orchestré par Philippe Manoury en 2012, étrange objet où la singularité de  Debussy s’annonce largement. Ensuite, l’incontournable Iberia, détaillée avec une précision claquante, pour finir sur les mouvances de La Mer (1), ses soulèvements sonores, sa vie grondante et multiple : un voyage sans rivages, aux confins de l’ivresse existentielle, que Heras-Casado maîtrise puissamment.

François-Xavier Roth & Les Siècles
 
Contraste saisissant le surlendemain pour une autre séquence essentiellement debussyste avec François-Xavier Roth, ici avec ses musiciens de toujours, qu’il conduit avec un surprenant mélange de pointillisme et de dynamisme frénétique. Une sorte d’orfèvre, qui passe du ciseau au marteau, notamment pour une interprétation fascinante de Jeux, œuvre controversée parce que trop revendiquée par une nouvelle-vague d’époque qui voulait en faire un manifeste de modernité. On en a savouré la bizarrerie, l’originalité de la forme, laquelle tendait en fait à épouser la moindre des intentions de Nijinski, données en détail sur le livret soumis à Debussy, et qui chorégraphia l’œuvre sans succès. Après la Marche écossaise, rappel pieux d’une pièce peu donnée, les miraculeux Nocturnes, au formidable pouvoir d’évocation, dont Roth avec ses musiciens affûtés et les douces voix de sirènes des choristes de l’Orchestre de Grenade, a fait ressortir toutes les intentions subtiles. Outre Debussy, le chef avait dirigé avec discrétion, sans jamais le couvrir, les précieuses rêveries de Jean-Efflam Bavouzet dans les Variations Symphoniques de Franck, avant de se lancer dans la Bacchanale de Samson et Dalila, conduite avec une plus fine gradation qu’il n’est habituel. La tempétueuse Dagonnade n’a donc heureusement pas détruit les colonnes du palais !

Blanco Li & Maria Alexandrova © Jose Albornoz
 
Légère déception en revanche, avec le spectacle de Blanca Li, Diosas y demonias, dans le cadre charmeur du Théâtre du Generalife, et conçu comme un long échange avec la ballerine star du Bolchoï – qu’elle a d’ailleurs récemment quitté –, Maria Alexandrova. La brillante chorégraphe, qui inonde le monde de ses multiples créations, parfois marquantes comme Solstice récemment, parfois simplement spectaculaires, s’est cette fois livrée à un exercice glamoureux, nimbé de lueurs et de vidéos psychédéliques signées Caty Olive, où le chausson à pointe prend des allures de serpent, sur un patchwork de musiques au pouvoir incantatoire et sexuel violent comme la Danse macabre de Saint-Saëns et la Serenata arabe d’Albéniz.  Les deux danseuses, magnifiques, ondulent et ondulent encore, sorcières ou anges, dans un style qui demeure plus séduisant que dramatique. Le plus intéressant étant la confrontation de leurs deux techniques de bras : celle de Blanca Li, marquée par les inflexions incantatoires et les claquements secs du flamenco, celle de Maria Alexandrova, tout en harmonie intime avec le reste du corps. Secousses contre envol, ce contraste était savoureux.
 
Un festival de stars leur succède dont l’Orchestre du Mariinsky et  Valery Gergiev, porteurs de cette Shéhérazade dont les langueurs enflammèrent les spectateurs de 1918, lors de la venue des Ballets de Diaghilev, tandis que des danseurs de l’Opéra de Paris évoqueront en une soirée ce passage éblouissant des Ballets russes. Il appartiendra au Philharmonia Orchestra, avec Esa-Pekka Salonen et Michelle de Young, de clore le festival sur les grondements du Götterdammerung. Auparavant d’autres grandes figures de la musique française auront porté encore la « Grande ombre de Debussy », de Pierre- Laurent Aimard à Patricia Petibon, tandis que Pierre Hantaï aura joué Couperin et Rameau, que Debussy aimait tant et que Piotr Beczala, dirigé par Pablo Heras-Casado avec l’Orchestre de la Cité de Grenade, aura chanté quelques grands airs français.
Il y a dans Iberia une séquence intitulée Les parfums de la nuit. Qu’aurait-ce été si Debussy avait vraiment baigné dans la senteur entêtante des tilleuls qui envahit l’esplanade du Palais ? Sans doute n’en avait-il pas besoin, ses sons savent si bien recréer les odeurs, comme Cézanne le goût des pommes…
 
Jacqueline Thuilleux

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(1) Ouvrage dont Pablo Heras-Casado vient de signer une magnifique version, au côté du Prélude à l’après-midi d’un faune et des fragments symphonique du Martyre de Saint-Sébastien, à la tête du Philharmonia Orchestra (1CD Harmonia Mundi HMM902310 )
 
Festival de Grenade, les 22, 23 et 24 juin 2018. Représentations jusqu’au 8 juillet 2018. www.granadafestival.org

 © Jose Albornoz

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