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Une interview du Quatuor Tana – Des racines pour des horizons nouveaux

Constitué en 2010, le Quatuor Tana (Antoine Maisonhaute, Ivan Lebrun, Maxime Desert et Jeanne Maisonhaute) s’impose parmi les meilleures jeunes formations chambristes d’aujourd’hui. La musique contemporaine et la création occupent depuis l’origine une place de choix dans son vaste répertoire, au point que d’aucuns ont désigné les Tana comme « spécialisés » en ce domaine. Erreur d’optique d’un monde musical toujours prompt à l’étiquetage... Le concert russe qui aura lieu le 20 mai (à 16h) à la Seine Musicale en fournit une preuve supplémentaire.

L’idée principale de notre quatuor est de toujours faire se rencontrer les époques musicales 

« Nous nous situons plutôt dans la lignée des Quatuors Loewenguth ou Parrenin en France, ou du Quatuor LaSalle au Etats-Unis, explique Antoine Maisonhaute (Premier violon, photo 3e en partant de la g.), c’est à dire de musiciens qui connaissent toute la tradition du répertoire depuis Haydn, Mozart et Beethoven, mais qui restent des interprètes de leur temps et aiment rencontrer des compositeurs vivants pour découvrir de nouveaux horizons. L’idée principale de notre quatuor est de toujours faire se rencontrer les époques musicales et de balayer des périodes assez larges ; rapprocher le Romantisme et le XXe siècle, une création avec Debussy ... Ce faisant, quand on les met à côté de pièces récentes, on se rend compte que des compositeurs « anciens » tels que Beethoven ou Bartók restent extrêmement modernes, mais que l’on a assimilé leur langage. Notre goût pour le répertoire contemporain est venu naturellement grâce à nos professeurs, qui nous ont toujours incités à aborder des pièces assez récentes. »

© Nicolas Draps

L’apport déterminant de Walter Levin

Parmi les divers maîtres qui ont contribué à former le Quatuor Tana, Walter Levin, l’ancien Premier violon du Quatuor LaSalle  – rencontré dans le cadre de ProQuartet – a énormément compté. Un pan de l’histoire musicale du XXe siècle ... « Un ensemble qui a créé le 2ème Quatuor de Ligeti par exemple, qui a été acteur de la création en son temps, au même titre que le Quatuor Beethoven pour les ouvrages de Chostakovitch, rappelle A. Maisonhaute. Walter Levin – pédagogue d’une rigueur extrême – nous a appris à avoir un œil critique, au sens le plus positif du terme, sur la partition et le rapport à la tradition, mais aussi à garder la notion de beau son, de beau geste musical que l’on a dans Beethoven ou Debussy dans les partitions modernes, pour ne pas devenir des gens qui jouent trop sec, trop dur. Autocritique permanente et recherche du beau son dans tous les répertoires résument son apport. »
S’il n’est pas question pour les Tana de se tourner de façon exclusive vers la nouveauté, « car il serait tout de même triste ne plus jouer les quatuors Beethoven », le besoin « d’horizons nouveaux », conduit les instrumentistes à donner quatre ou cinq créations par an, l’important étant de pouvoir nouer une relation humaine et musicale étroite avec les compositeurs.

Jacques Lenot © Florian Chavanot
 
Travailler et enregistrer la musique de Jacques Lenot nous a fait beaucoup progresser

 Le meilleur exemple en est Jacques Lenot. « Il nous a fait confiance pour enregistrer ses sept quatuors (1). Ça a été une expérience fantastique, quatorze jours enfermés dans un château, se remémore A. Maisonhaute. J. Lenot un personnage à part parmi les compositeurs d’aujourd’hui ; un autodidacte, repéré par Messiaen, qui a eu un parcours étonnant. Enregistrer l’intégrale de ses quatuors nous a permis prendre la mesure de l’impressionnante évolution du compositeur sur une période de près de vingt ans.

 « J. Lenot montre une grande finesse d’écriture (2) qui correspond vraiment à notre esthétique de quatuor à cordes ; il faut aller y chercher des choses très minimalistes en matière de nuances, etc. Travailler et enregistrer la musique de Jacques Lenot nous a fait beaucoup progresser en nous obligeant à énormément de précision, à un travail d’orfèvre dans la gestion des balances au sein du quatuor (l’usage du violoncelle dans des registres très aigus par exemple oblige à un travail de réadaptation dans le jeu à quatre). Nous nous en sommes rendus compte, au sortir de cet enregistrement, en reprenant le Quatuor de Debussy ou l’Opus 132 de Beethoven : nous avons trouvé de nouvelles choses à dire dans ces partitions.»
Mais d’autres rencontres auront été marquantes pour le Quatuor Tana, ainsi – aux débuts de la formation –celle Philippe Boesmans, qui a accordé sa confiance aux jeunes musiciens et les a guidés dans le travail de son 2ème Quatuor. Une pièce chère à un ensemble qui, à ce jour, l’a jouée près d’une trentaine de fois en concert.»

Nous avons découvert dans les œuvres de Yann Robin des timbres que nous ne soupçonnions pas pouvoir produire

Parmi les auteurs de la jeune génération, Yann Robin (né en 1974) a tissé des liens étroits avec le Quatuor Tana. « Nous avons travaillé ses deux premiers quatuors et il en a écrit un troisième spécialement pour nous, que nous avons créé en janvier 2016 à la Biennale de quatuors de la Philharmonie, précise A. Maisonhaute. C’est un choix militant de travailler ce répertoire contemporain-là, caractérisé par la saturation. Il est difficile au départ de comprendre cette musique, mais la qualité de la relation avec un compositeur très sympathique nous a donné envie de nous investir à fond. Nous avons découvert dans ces œuvres des timbres qur nous ne soupçonnions pas pouvoir produire, par la gestion très subtile de la pression et de la vitesse d’archet ; nous avons pris conscience de potentialités ignorées sur nos instruments et cela nous a encore une fois enrichis dans l’approche du répertoire. J’en ai un exemple très précis : le 3ème mouvement du Quatuor de Debussy. A la tout fin Debussy a noté « le plus pianissimo possible » : en fonction de l’écriture et de la hauteur des notes, nous avons compris que le musicien voulait un souffle qui part vers l’aigu, certainement pas un son plein comme on l’entend toujours.»

Entre le grand répertoire et la création, la curiosité du Quatuor Tana se dirige aussi vers des ouvrages oubliés tels que le Quintette avec piano de Vierne, « chef-d’œuvre absolu dont on ne comprend pas pourquoi il n’occupe pas une meilleure place dans les concerts », ou encore les ouvrages de Lucien Durosoir, le 3ème Quatuor en particulier, « un répertoire que nous adorons, d’autant qu’il a été très peu joué et que l’on peut y apporter des idées nouvelles. Ce 3ème Quatuor peut être interprété presque comme un 2ème de Ligeti ou un dernier Bartók.»

Trois visages très différents du quatuor russe

Avec quatre ou cinq créations annuelles – dont les instrumentistes mettent un point d’honneur à payer eux-mêmes une partie de la commande –, les Tana ne sont en rien des forcenés de la création. Ils peuvent même imaginer un programme sans une seule pièce contemporaine ; ce sera le cas à l’Auditorium de la Seine Musicale le 20 mai. Invitée pour une thématique russe laissée à son libre choix, la formation a retenu trois visages très différents du quatuor russe avec Tchaïkovski, Stravinski et Chostakovitch.

 « Le 1er Quatuor de Tchaïkovski, nous tient beaucoup à cœur, confie A. Maisonhaute, avec un traitement quasi symphonique du quatuor, un son très plein. Ce n’est pas une pièce facile pour les équilibres et, de ce fait, elle pousse à rechercher plein de nouvelles couleurs. Les Trois Pièces (1914) de Stravinski constituent une forme de clin d’œil de notre part car le compositeur y traite le quatuor de manière très succincte. Il s’agit de trois petits ballets russes : avec le regard que nous avons sur la musique répétitive et minimaliste, nous mesurons l’avance qu’avait Stravinski à l’époque ; ce sont des pièces extrêmement osées pour leur temps. Le 14e Quatuor de Chostakovitch n’est pas son ouvrage le plus populaire. Nous faisons-là le choix délibéré d’une musique très sombre et très passionnée que nous aimons jouer et qui permet de sortir des quatuors que l’on entend le plus souvent. »

© Nicolas Draps

Les TanaInstruments : quand la lutherie répond aux exigences de la création

C’est sur des instruments « traditionnels » que vous entendrez les Tana à la Seine Musicale, mais dans le futur vous aurez aussi l’occasion de les découvrir avec entre les mains les TanaInstruments. Késako ! ? « En lutherie, l’évolution des instruments s’est produite parce qu’il y avait une étroite relation entre les instrumentistes, les compositeurs et les luthiers, constate A. Maisonhaute. Mais depuis un bon moment les instruments sont restés figés et n’ont pas suivi l’évolution du langage musical. On se trouve ainsi parfois dans position un peu schizophrénique consistant à défendre la musique électronique avec des instruments pas du tout faits pour ça. Nous nous sommes donc mis en tête de créer des instruments dotés  d’un mini-haut parleur à l'intérieur, afin de pouvoir jouer des pièces avec électronique depuis un instrument de facture classique. Le projet a été mené à bien avec le compositeur Juan Arroyo et le luthier Lucas Balay. Nous en avons financé nous-mêmes la fabrication et les avons baptisés TanaInstruments. Ils offrent une solution parfaite pour jouer de façon autonome tout un nouveau répertoire sans être obligé de se promener avec des enceintes, des kilomètres de câbles – et de gros problèmes électroniques ! »
 
Là-bas, le terme « contemporain » paraît absurde

C’est de retour d’une tournée asiatique à Singapour et au Vietnam  – où ils auront donné la création d’un quatuor inédit (daté de 1972) de Tôn Thât Tiet (né en 1933)  – que les Tana se produisent à la Seine Musicale. « Nous avons toujours éprouvé le besoin de remettre en cause le petit côté potentiellement « train train » de la vie d’un quatuor en Europe en allant nous confronter à des situations nouvelles, des cultures différentes, souligne A. Maisonhaute. »
Un autre exemple en sera donné cet été : début juillet, les quatre instrumentistes retrouveront la Tunisie où, avec le soutien de la Ville de Monastir et du Ministère de la Culture tunisien, ils ont lancé la première Académie de Musique Contemporaine du pays. Une expérience hautement instructive : "Là-bas, le terrain est vierge, le terme « contemporain » ne veut rien dire, et paraît même absurde car compositeurs et exécutants sont ... vivants.»  

Alain Cochard
Entretien avec Antoine Maisonhaute réalisé le 7 avril 2017

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(1) 3 CD Intrada
(2) Dont un bel exemple est fourni par Fragments intimes, ouvrage créé par le Quatuor Tana le 12 décembre 2016 à Lille : www.concertclassic.com/article/jacques-lenot-par-le-quatuor-tana-fragments-dintensite-compte-rendu
 
Quatuor Tana
Œuvres de Tchaïkovski, Stravinski, Chostakovitch
20 mai 2017 - 16h
Boulogne-Billancourt – Auditorium de la Seine Musicale
www.concertclassic.com/concert/quatuor-tana
 
 
Site du Quatuor Tana : www.quatuortana.net/home-1
 
Photo (de g. à droite) : Antoine Maisonhaute, Ivan Lebrun, Maxime Desert, Jeanne Maisonhaute © Nicolas Draps
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