Journal

Une interview d’Emmanuel Ceysson, harpiste – « Marcel Tournier s’est attaché à exploiter les richesses et les spécificités de la harpe. »

 
 
 
Que vous soyez féru de musique pour harpe ou tout simplement amoureux du répertoire français du début du dernier siècle, pas d’hésitation : découvrez sans faute « Images », le nouvel enregistrement (Alpha) d’Emmanuel Ceysson ; une heure de pure magie sonore en compagnie d’une musique onirique et puissamment suggestive vous attend. Cet hommage à Marcel Tournier (1879-1951), réalisé avec Véronique Gens et le Quatuor Voce, présente des versions chambristes inédites de pièces du harpiste-compositeur français. On a passé un coup fil à Emmanuel Ceysson à Los Angeles pour en savoir plus. Quant aux concerts, le harpiste court le monde et sera bientôt en Asie interpréter le Concerto de Joe Hisaishi. Autant dire qu’il ne faut sous aucun prétexte manquer l’unique rendez-vous parisien qu’il donne avec le Quatuor Voce, complice de longue date, à la salle Cortot, mercredi 25 juin. Tournier s’y taillera la part du lion, mais on aura aussi le bonheur d’entendre le Conte fantastique d’André Caplet et les deux Danses de Claude Debussy.
 

 
 
Quelle est la place de Marcel Tournier dans le répertoire de harpe, tant du point de vue esthétique que de son apport technique ?
 
Il faut se replacer dans le contexte français du début du XXe siècle. La France était alors le centre du monde de la harpe, grâce à Erard, qui fabriquait des instruments à double mouvement depuis le début des années 1810, grâce aussi à Pleyel qui produisait des harpes chromatiques – à plusieurs rangées de cordes et qui n’avaient donc pas de pédales. Les deux Danses de Debussy et le Septuor de Ravel, qui sont un peu les trésors de la musique de chambre des harpistes, ont d’ailleurs été commandés par ces facteurs, les premières par Pleyel, le second par Erard.

 

Il y avait alors au Conservatoire de Paris, un professeur d’origine belge, Alphonse Hasselmans, dont la fille Marguerite, harpiste elle aussi, entretenait une relation amoureuse avec Gabriel Fauré (de 1900 à la mort du compositeur en 1924 ndr). Au moment de la mort de Hasselmans en 1912,  il a fallu lui trouver un successeur au Conservatoire. La personne la plus évidente pour le poste n’était pas Marcel Tournier, mais Henriette Renié (1875-1956), excellente harpiste, compositrice aussi, qui était en bisbille avec Fauré car, catholique très rigoureuse, elle désapprouvait fermement la relation de Marguerite Hasselmans avec un homme marié. Fauré (directeur du Conservatoire de Paris depuis 1905 ndr) en a eu vent et a tout fait pour que Renié ne soit pas nommée. Son choix s’est porté sur Marcel Tournier, comme professeur de harpe à double mouvement. Mais les deux modèles de harpe étaient alors enseignés au Conservatoire. Pour la harpe chromatique, c’est Renée Lenars (1889-1971), épouse de Marcel Tournier, qui fut choisie.  Reprendre la classe de Hasselmans revenait à succéder à une légende, qui avait entre autre formé Carlos Salzedo (1885-1961) et Marcel Grandjany (1891-1975).

 

Marcel Tournier en 1909, pendant les épreuves du Prix de Rome à Compiègne - Musica © bibliothèque du Conservatoire de Genève
 
 
« Pour se démarquer complètement de ses collègues, Marcel Tournier a décidé de créer un univers sonore original pour la harpe. »

Il fallait pour Marcel Tournier trouver sa place. Tournier qui, ne l’oublions pas, avait obtenu en second prix de Rome en 1909 (1) - rien d’un « touriste » donc ... La passion des harpistes de l’époque était de réaliser des transcriptions, Marcel Tournier y a renoncé. Pour se démarquer complètement de ses collègues, il a décidé de créer un univers sonore original pour la harpe et qui, sauf à se compliquer particulièrement la vie, ne soit pas jouable par un autre instrument. Tournier s’est attaché à exploiter les richesses et les spécificités de la harpe ; toute sa production procède de cette démarche. Son écriture présente des doigtés « confortables » pour l’exécutant et, du côté des pédales, il joue beaucoup sur les enharmonies. Bref, une musique pensée par et pour un harpiste ; chose assez rare dans notre littérature.
Tournier a été influencé par la musique de son époque : en particulier Debussy et Ravel – on peut d’ailleurs faire des rapprochements entre la Sonatine de Ravel et celle de Tournier.

 

Emmanuel Ceysson, Véronique Gens et le Quatuor Voce (Sarah Dayan, Cécile Roubin, Guillaume Becker & Lydia Shelley) pendant l'enregistrement à Paris, salle Colonne, en septembre 2023 © Maxime de Bollivier

Comment avez-vous découvert les versions chambristes des pièces de Tournier que rassemble votre enregistrement ?
 
Un nommé Carl Swanson, basé à Boston et parmi les rares harpistes américains à avoir étudié au Conservatoire de Paris à l’époque de Marie-Claire Jamet, s’est consacré durant les dernières années à éditer ou rééditer beaucoup d’œuvres pour harpe. Il s’est rendu chez l’éditeur Lemoine à Paris où ses recherches lui ont permis de découvrir des manuscrits, inédits, présentant certaines œuvres de Tournier dans des versions chambristes. Il en a entrepris la publication : les mélodies, la Sonatine (en trio), Clair de lune sur l’étang du parc (n° 1 de la Suite n° 1) et La danse du moujik (n°3 de la Suite n° 4). La Suite n° 3 (pour harpe et quatuor à cordes) était en revanche déjà éditée. Carl Swanson m’a envoyé toutes ses découvertes en 2020, en pleine période du Covid et c’est là que l’idée de l’enregistrement qui vient de sortir a germé.

 

© Maxime de Bollivier

 
 
En quoi la découverte des versions chambristes d’œuvres que vous connaissiez dans leur mouture solo a-t-elle enrichi, modifié votre perception de la musique de Tournier ?
 
La présence des instruments à cordes apporte un soutien de la résonance qui permet de faire chanter encore plus la harpe et de faire ressortir de nouvelles lignes. Ça m’a donné une nouvelle conscience des œuvres, de l’intérieur.

 
« J’aime construire des histoires autour de mes disques. »
 
 
 
Vous avez réalisé votre disque Tournier avec le Quatuor Voce, des musiciens que vous connaissez particulièrement bien et avec lesquels vous avez signé plusieurs enregistrements ...
 
Nous nous connaissons depuis longtemps en effet ; nous nous étions rencontrés en Colombie, au Festival de Carthagène, au milieu des années 2010. Le contact avait été excellent et j’ai vu qu’ils avaient des projets sortant un peu de l’ordinaire. J’aime construire des histoires autour de mes disques ; notre collaboration a débuté avec « Ballade in red » (2018, Aparté), un programme où figurait entre autres le Conte fantastique d’André Caplet. Autour de ce programme nous avions imaginé un spectacle avec un comédien. Typiquement le projet sur lequel, par leur souplesse et leur curiosité, les Voce sont prêts à s’engager. Et j’ai pour ma part répondu avec grand plaisir à leur demande de transcrire pour septuor Ma Mère l’Oye (magnifique arrangement qui figure dans le disque Ravel / Poétiques de l’instant II des Voce – Alpha (2) ndr)
 

Véronique Gens, Cécile Roubin & Lydia Shelley © Maxime de Bollivier

 
Avec les Voce donc, et avec Véronique Gens pour les mélodies ...
   
Avec Véro, nous nous connaissons depuis des années, et j’ai grandi avec ses enregistrements. Elle travaille beaucoup avec le Palazzetto Bru Zane et nous avons eu l’occasion de nous côtoyer sur certains projets du PBZ au TCE.(3) Elle a une voix idéale pour la mélodie et sert remarquablement les pièces de Tournier.

 
« J’apprécie la grande souplesse d’un contrat qui me permet de mener en parallèle mes projets de soliste. »

 
Quelques mots pour conclure sur votre activité outre-Atlantique où, après le Met, vous êtes désormais en poste au Los Angeles Philharmonic ...
 
 
Ce qui me manque tout de même depuis que je suis à Los Angeles c’est l’opéra. C’est l’Opéra de Paris qui m’a fait ; j’y ai énormément appris. Les années au Met a été une forme de climax. Mais l’institution n’est pas en grande forme financière, comme chacun sait, et l’ambiance était un peu morose. Je suis parti à Los Angeles pour travailler avec Gustavo Dudamel et m’approcher du répertoire symphonique. A bout de cinq ans ici, j’apprécie la grande souplesse d’un contrat qui me permet de mener en parallèle mes projets de soliste. Le LA Phil est un orchestre très dynamique qui commande énormément de nouvelles œuvres. J’ai ainsi eu l’occasion de créer le Concerto pour harpe de Joe Hisaishi (4) et de le reprendre en divers endroits – prochainement ce sera à Singapour, Seoul et Tokyo. Mais il vrai que l’Europe me manque, le fait de vivre dans une vraie ville me manque ...
 
Propos recueillis par Alain Cochard le 4 juin 2025
 

Emmanuel Ceysson, Quatuor Voce
Œuvres de Tournier, Caplet et Debussy
25 juin 2025 – 20h
Paris – Salle Cortot
sallecortot.com/event/images-emmanuel-ceysson-quatuor-voce/

 
 
 
(1) Derrière Jules Mazellier, Grand Prix, et Noël Gallon, premier second prix
 
(2) www.concertclassic.com/article/le-quatuor-voce-lamphitheatre-de-lopera-bastille-effusion-poetique-compte-rendu
 
(3) www.concertclassic.com/article/melodies-du-bonheur-au-theatre-des-champs-elysees-quelle-brochette-quand-meme-compte-rendu
 
(4) Fruit d’une co-commande du LA Phil, de l’Opéra national de Bordeaux, de la Philharmonie de Paris et du Singapour Symphony Orchestra // https://www.laphil.com/musicdb/pieces/7010/harp-concerto#
 
Photo Emmanuel Ceysson  © Maxime de Bollivier

Partager par emailImprimer

Derniers articles