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Une interview de Stéphanie d'Oustrac - « Emprunter des chemins de traverse est passionnant »

Crinière léonine, yeux de chat, entre coup de griffe et patte de velours, tout est félin chez Stéphanie d’Oustrac, notre belle et talentueuse mezzo, qui chantera sa première Cassandre des Troyens dans quelques jours sur la scène de la Bastille (du 25 janvier au 12 février). Habituée des grandes scènes européennes, l’intrépide  cantatrice retrouve à cette occasion le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, avec qui elle imagina une surprenante et polémique Carmen à Aix-en-Provence voici deux étés. A l’issue d’une grosse journée de répétition, elle a accepté de nous parler de Berlioz, de sa voix et de son travail sur une production très attendue.
 
 
Ces Troyens sont les troisièmes présentés à la Bastille : difficile de ne pas évoquer l'ouverture de cet établissement en 1990 avec ce titre symbolique qui réunissait le maestro Chung, Pizzi, Bumbry, Verrett et Bachlund. Puis il y eut l'invitation de la production signée Wernicke et Cambreling en 2006. Comment avez-vous découvert cette œuvre monumentale, longtemps mutilée et désormais considérée comme un chef-d’œuvre ?
 
Stéphanie D’OUSTRAC : Je l'ai découverte en participant à la production du Châtelet en 2003 où je chantais Ascagne sous la direction de John Eliot Gardiner ; ce fut pour moi un choc, car le spectacle de Yannis Kokkos était magnifique et, musicalement, la version était sublime, très aboutie et idéale pour être exécutée dans cet écrin parisien à l’acoustique parfaite. Ici à la Bastille, c'est une toute autre vision, mais je garde de mon premier contact avec l’ouvrage des souvenirs extraordinaires en raison de la présence d’Anna Caterina Antonacci, de Susan Graham et de Gregory Kunde. J'étais impressionnée car je débutais et j’étais tout naturellement admirative du travail qui se réalisait sous mes yeux. J'ai donc abordé les Troyens par ce biais, sans avoir assisté à d'autres productions auparavant, ni écouté d’enregistrement.
 
En tant que française et mezzo vous fréquentez depuis vos débuts le répertoire de votre pays, passant du baroque à Offenbach, de Chabrier à Massenet, de Bizet à Berlioz. Quelles sont les spécificités, les caractéristiques vocales et musicales de cette Cassandre, que vous abordez pour la première fois ?
 
S. d’O. : Je voulais avant tout aborder Cassandre, ayant eu justement la chance d'interpréter assez tôt dans ma carrière des tragédiennes baroques, des personnages très forts, incarnés, qui m’ont tenue et portée. L’énergie et l’implication que possède Cassandre est similaire et j’ai éprouvé les mêmes sensations face aux demandes techniques et à leur résolution, car tout est lié et se recoupe. J'avais envie de ce rôle de Cassandre, avant même celui de Didon, également très inspirant et qui bénéficie de pages musicalement miraculeuses : je me souviens d'ailleurs qu'en chantant Ascagne, je chérissais les instants au cours desquels je me retrouvais sur le plateau au milieu de tant de beauté. C'était chaque soir un vrai bonheur.

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre, au centre) dans Les Troyens (La Prise de Troie), m.e.s D. Tcherniakov © Vincent Pontet - OnP
 
Ce bagage baroque vous a donc été précieux pour affronter et résoudre plus aisément la déclamation berliozienne réputée difficile ?
 
S. d’O. : Absolument ! Vous savez, il m’arrive fréquemment de donner des cours à de jeunes chanteurs et je leur dis souvent que certains personnages nous aident à résoudre les problèmes techniques, car ils demandent une telle implication physique que tout se conjugue, corps et esprit, corps et voix ; lorsque l'énergie est là, lorsque le personnage possède de véritables lignes directrices, il est inutile d'aller chercher plus loin. L'intensité d’une héroïne aussi puissante que Cassandre me met en marche immédiatement. C’est pour cela que je l’ai choisie. Dès que je l'ai entendue je me suis mise à rêver de pouvoir l’interpréter un jour sur scène.

De quelle manière travaillez-vous le style propre à cet opéra avec le maestro Jordan ?
 
S. d’O. : Nous avons travaillé la partie musicale au préalable, chacun de notre côté ; Philippe n'était pas là au tout début des répétitions, mais cela m’a permis d’avancer pas à pas et de m’imprégner de la mise en scène. Après cette première approche il n’a pas été compliqué de nous retrouver car nous avons déjà joué ensemble Béatrice et Bénédict ici à la Bastille, de nous « frotter » en compagnie de l'orchestre, car mon personnage était déjà bien dessiné. Nous n’avons eu qu’à mélanger nos idées et à discuter de couleurs, de tempos, de phrasés ; le fait que nous nous connaissons a facilité les choses, c’est indéniable, mais il est de toute façon un chef ouvert auquel il est possible de faire des propositions, et cela d’autant plus qu’il dirige Les Troyens pour la première fois.

 
Vous qui aimez arriver vierge sur un plateau, sans idée préconçue, vous retrouvez Dmitri Tcherniakov, un metteur en scène avec lequel vous avez déjà collaboré – c'était à Aix en 2017 – sur une bien surprenante Carmen. Comment avez-vous géré ce qui peut être appelé « parasitage » ?
 
S.d’O. : Avec lui la surprise est totale. Mais au contraire, il n'y a pas eu de parasitage, car je savais qu'il allait nous surprendre et nous mener vers des sentiers inconnus. Je dois dire que ce qui m'intéresse en tant que comédienne, c'est de pouvoir adhérer à une vision, sinon je ferai toujours la même chose et n’aurais pas l’occasion de me renouveler. Je comprends que le public ne le voie pas forcément sous cet angle et soit parfois dérouté, mais pour ma part sachant que les productions traditionnelles ne sont jamais loin, dès que je peux m'amuser et tenter d’autres choses, je suis partante ; emprunter des chemins de traverse est passionnant.
 
Avec Cassandre je suis arrivée confiante, pour ne pas revivre ce que j'avais vécu avec Carmen, qui avait été parfois douloureux. J'ai eu envie de me laisser aller. Sa Cassandre est une femme qui a été sans doute agressée par son père dans l'enfance, ce qui explique son état de rébellion, car personne ne veut la croire alors que ses sœurs ont peut-être subi le même outrage. Elle n'est donc pas entendue et son traumatisme dérange, ce qui la fait souffrir énormément et la pousse à refuser toute trace de féminité ; il n’est pas question pour elle d’accepter l'amour de Chorèbe. Seule l'intéresse la mort de ses parents qui ne reconnaissent pas sa souffrance. Ainsi au second acte, Enée qui veut se venger de Priam qui a évincé son fils, fomente avec les Grecs la chute de Troie. Le drame de Cassandre et le sien se conjuguent donc avec la chute de Troie : elle n'a plus qu'à mourir en entraînant les autres dans son sillage. Certaines scènes filmées feront partie des flashbacks qui serviront de sous-texte.

Dmitri Tcherniakov © Doris Spickerman Klaas
 
En 2006 Wernicke avait confié Cassandre et Didon à la même interprète, Deborah Polaski en l’occurrence, pour ainsi donner le sentiment qu'il n'y avait pas deux personnages mais un seul dont les deux faces nous étaient révélées. Qu'en pensez-vous par-delà le défi vocal que cela suppose ?
 
S. d’O. : Quel rêve ! D'un point de vue égocentrique, il n'y a pas mieux... (rires). Il y a des passages extraordinaires dans la première partie, mais le duo entre Didon et Enée est une merveille. Bien sûr il faut impérativement que la mise en scène soit intéressante. Je ne sais pas ce que l'avenir me réserve mais je serais vraiment intéressée par l’aventure. Cela dit, en voyant ce que cela demande comme investissement, il faut impérativement les avoir rodées pour les aborder dans la même soirée, en plus d'être solide. Imaginer relever un tel challenge en prise de rôle ne me semble pas concevable. J'ai déjà chanté Didon et Enée de Purcell et Phèdre de Britten, c'était extraordinaire de pouvoir jouer deux facettes d'un même personnage, mais le répertoire n'est pas comparable.
 
En plus de la grande variété des répertoires que vous avez la chance d'aborder, qui vous poussent à multiplier les expériences et à vous renouveler, vous pouvez alterner les personnages féminins et masculins : Sesto et Carmen, Charlotte et Lazuli, Rosina et bientôt le Chevalier à la rose. Cela vous est-il naturel, ou vous faut-il aller chercher loin dans votre imagination pour paraître crédible en scène ?
 
S. d’O. : J'ai, grâce au théâtre, beaucoup appris à observer les autres et cela m'a aidée : je me souviens avoir été prise pour un homme lorsque je jouais un rôle travesti et cela a été pour moi le plus bel hommage. Les costumes, les perruques et le maquillage sont également très importants ; sur cette production, Cassandre est très androgyne. Ailleurs, je fais toujours attention à me déplacer en fonction de l'époque, car les hommes ne bougent pas de la même manière d'un siècle à l'autre et j'ai habitué mon corps à s'adapter aux demandes. Si l'on cache certaines choses, je peux facilement passer pour un garçon et la voix suit cette métamorphose. On me dit parfois qu'elle peut être différente et qu'entre Niklausse et la Muse des Contes d'Hoffmann, elle n'était pas la même et ce doit être vrai, car dès que l'on travaille sur le corps comme je le disais tout à l’heure, on trouve des prolongements sur la voix et les timbres, qui permettent de distinguer un homme d’une femme ; comme je suis caméléon, tout se transforme. Je ne suis pas la même lorsque je dois incarner Carmen ou Sesto, je le ressens et je finis par me sentir homme s’il le faut, à cause de l'empathie que j'éprouve envers mon personnage.
 

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) dans Les Troyens (La Prise de Troie), m.e.s D. Tcherniakov © Vincent Pontet - OnP

Parmi vos prochaines prises de rôles on trouve deux titres straussiens et des œuvres tirées du belcanto. Quel travail allez-vous devoir mener pour rendre compatibles ces répertoires antagoniques ?
 
S. d’O. : Sont-ils vraiment antagoniques ? Vous savez la voix est un muscle qu'il faut respecter et si Charlotte n'a pas la même vocalité que Cassandre, il faut se préparer, mettre voix et corps dans une certaine relation et surtout prendre le temps de travailler en amont, pour que tout soit parfaitement inscrit dans le cerveau. C'est ce qui explique pourquoi j'ai dû annuler mon premier Komponist, car j'ai été malade et n'ai pas voulu compromettre l'équilibre que j'avais méthodiquement organisé, cela aurait été trop stressant. Je savais que par ricochet j'allais en payer les conséquences et que cela se ressentirait sur Cassandre. Tout était programmé mais voilà, il suffit d'un rien pour que les rouages se grippent. Si nous tombons malade, tout est décalé et tout est remis en question. Lorsque le temps manque il est impératif de renoncer, même à de beaux projets.
 
La production qui sera bientôt présentée sur le plateau de l'Opéra Bastille a connu deux défections majeures, celles d'Enée et de Didon. Qu'est-ce que ces changements de distribution ont impliqué pour l'équilibre du projet ?
 
La distribution a été imaginée en fonction d'un équilibre interne : je devais me retrouver face à la Didon de Elina Garanča et ce projet s'est construit autour de nos personnalités vocales et physiques. Enée devait faire le lien entre nous puisqu'il est le personnage central, que l'on retrouve durant tout l'opéra et que dans la conception de Tcherniakov son épouse devait ressembler à Garanca et a été choisi pour ces raisons. Ekaterina Semenchuk n'a pas cette ressemblance, mais vous savez, cela arrive fréquemment et les forfaits, qui ne sont jamais des parties de plaisir, demandent aux équipes de faire face. Brandon Jovanovitch a dû se libérer de
Munich pour assurer le désistement de Bryan Hymel, c'est ainsi et par chance il est formidable dans ce rôle si périlleux.
 
Propos recueillis par François Lesueur le 14 janvier 2019

Berlioz : Les Troyens
25, 28 et 31 janvier, 3, 6, 9 et 12 février 2019
Paris – Opéra Bastille
Retransmission sur ARTE et Arte concert en léger différé le 31 janvier 2019 à 22h45.
www.concertclassic.com/concert/les-troyens-0

© Perla Maarek

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