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Une interview de Peter Mattei, baryton - «J'aurai vraiment du mal à quitter cette production»

Découvert en France en 1998, le baryton Peter Mattei était la révélation du Festival d'Aix-en-Provence. Son Don Giovanni, dans la mise en scène de Peter Brook, admirable de liberté et de naturel, chanté avec une évidence et une facilité déconcertantes, allait bientôt lui ouvrir les portes des plus grandes maisons d'opéra. S'il a depuis marqué d'autres rôles (Onéguine, Billy Budd, le Comte des Noces de Figaro...) et poursuivi une carrière au plus haut niveau, son nom reste accolé à celui de Don Giovanni qu'il a interprété partout et incarne magnifiquement (jusqu’au 21 avril prochain) à lOpéra Bastille, à l’occasion de la reprise de la production de Michael Haneke. Avec courtoisie et précision, l’artiste suédois a accepté de répondre aux questions de concertclassic.

Cinéaste (1) et critique avant d'être metteur en scène d'opéra, Michael Haneke a beaucoup fait parler de lui grâce à sa lecture radicale de Don Giovanni : le connaissiez-vous avant de travailler avec lui et vous souvenez-vous dans quel état d'esprit se sont déroulées les premières répétitions ?

Peter MATTEI : Je n'avais jamais travaillé avec lui et dès les premières minutes, j'ai compris que le spectacle que nous allions réaliser serait noir. Je me suis donc mobilisé pour affronter courageusement les propositions qui me seraient faites : je savais d'emblée que l’entreprise serait risquée et qu'il fallait accepter d'aller très loin avec lui, mais que cela en valait la peine. J'étais donc très ouvert, pour être en mesure d'accompagner ses demandes. Il n'est pas difficile d'exécuter ce que Haneke exige de vous, mais en revanche il n'est pas toujours évident de comprendre comment naissent ses idées. Avec lui c'est un peu comme quand vous goûtez pour la première fois une crème caramel : vous trouvez que c'est très bon, mais quelqu'un vient vous dire que ce que vous trouvez délicieux n'est pas une véritable crème caramel. Et alors là vous répondez interloqué : « Ah oui, c'est sûrement vrai ! », et vous suivez cette personne parce qu'il vous semble qu'elle détient la vérité. Travailler avec Haneke c'est lui faire confiance et s'engager à donner tout ce que vous possédez. Si je devais le côtoyer toute ma vie, tous les jours, je pense que je serai épuisé car il demande toujours plus et nous devons maintenir cette tension, ne jamais lâcher prise, car il suffit d'un rien, d'une petite erreur d'attention pour rompre l'équilibre, perdre l'énergie nécessaire et nous retrouver seul. Le public peut également rater certains détails et se retrouver désorienté, car tout doit faire corps. Cependant le fait qu'il ne soit pas présent pour cette reprise nous a gêné pour exécuter certaines scènes, car nous avions besoin de lui pour pouvoir les réaliser.

Vous a-t-il été facile de vous plier aux choix de Haneke, qui a transposé l'intrigue dans l'univers très hiérarchisé des grandes entreprises et où l'ambition, les conflits, la lutte des classes, les rapports entre dominants et dominés sont traités comme ils pourraient l'être au cinéma et pas forcément comme sur une scène d'opéra ?

P.M. : Comme je vous le disais, il n'est pas difficile de traduire ce qu'il nous demande, le plus dur étant d'empiler chaque pièce l'une sur l'autre pour les faire coexister, car nous devons absolument rompre avec nos habitudes, mettre de côté le Mozart « traditionnel », changer son rythme, imposer un autre rapport au temps, jouer avec des cassures, puisque nous ne jouons pas un Don Giovanni normal. Cette production nous demande d'aller plus loin avec tous les éléments, de prendre des risques avec la musique et le jeu et chose étrange, plus Mozart devient inconfortable, plus nous nous éloignons de nos repères et plus nous atteignons la vision recherchée par Haneke. Comme dans ses films nous pouvons nous sentir très mal à l'aise, éprouver parfois l'envie de fuir, car son univers perturbe. J'ai eu du mal à voir ses œuvres cinématographiques en entier : Funny games m'a empêché de dormir. Le spectateur se demande pourquoi il filme de cette manière et c'est exactement la même chose lorsque l’on découvre son Don Giovanni ! C'est un chef-d'oeuvre, mais le regarder peut se révéler difficile. Je suis convaincu qu'il s'agit d'une réaction normale. La pianiste est un film fascinant, éprouvant, mais formidable, nous avons l'impression de devenir voyeur et malgré la dureté des scènes nous voulons aller jusqu'au bout.

Faire appel à un cinéaste à l'opéra n'est pas une nouveauté : en quoi sa méthode de travail, son approche du drame vous sont apparues novatrices, ou différentes de celles des autres metteurs en scène avec lesquels vous avez travaillé ?

P.M. : Je ne sais pas s'il est différent, mais il est très attentif à rendre le drame réaliste, comme lorsqu'il filme d'ailleurs. Il aime rompre le rythme, créer des turbulences, susciter la réflexion, comme lorsqu'il laisse tourner sa caméra sur des inconnus rencontrés dans la rue, pendant dix minutes, on se demande pourquoi, on s'interroge sur ces arrêts, ces pauses, qui finissent par imposer un autre regard, une autre écoute. On pourrait croire que ces fameux silences entre deux scènes, très surprenants à l'opéra, viennent perturber l'attention du spectateur, mais je pense que nous jouons ces moments avec conviction, naturel, et que cela fait partie de notre interprétation puisque encore une fois tout est fait pour que les repères soient brouillés. Chaque cassure nous aide à trouver des pistes nouvelles, à rebondir.

Vous êtes depuis longtemps l'un des titulaires les plus appréciés du rôle de Don Giovanni : vous faut-il repartir à chaque fois de zéro lorsque vous retrouvez ce personnage ?

P.M. : Pas tout le temps. Si j'ai une longue période entre deux productions je dois recommencer comme un débutant, sinon ce n'est pas la peine ; mais il est très intéressant de reprendre la partition pour remettre les choses à plat et repartir dans de nouvelles directions. Si je chantais ce rôle sans arrêt je pense que je ne l'aimerais pas autant. Je l'ai beaucoup travaillé, mais quand je le chantais trop souvent, je ne voyais plus clair. C'est indiscutablement le personnage le plus riche, le plus complexe et le mieux écrit pour mon type de voix. Il est à la fois sensible et violent, doux et brutal, il peut être séduisant ou fat, profiter de sa condition ou de sa sexualité, ou comme chez Haneke n'être que dans la noirceur et le désespoir ; j'étais d'ailleurs nerveux à l’idée de travailler cet aspect que je n'avais pas traité avant lui. Don Giovanni atteint pour moi une dimension plus grande, quand son apparence ne le différencie pas des autres.

Expliquez-nous ce que cela procure de passer d'un spectacle signé Robert Carsen à Milan, à la reprise d'un spectacle créé par vous et pour vous ?

P.M. : Carsen m'a obligé de retrouver la joie et une certaine légèreté : j'étais heureux de pouvoir chanter la célèbre Canzonetta à une femme et m'adresser à elle en faisant étalage de ma séduction, car ce personnage peut être jeune et joyeux, sans cynisme, ni cruauté, à l'écart de la tragédie. Chez Haneke « Deh vieni alla finestra » n'est plus une chanson d'amour, mais l'histoire d'une vie qui se termine. J'aime exploiter l'ensemble de ces facettes, car je suis convaincu qu'une bonne interprétation du rôle doit aller franchement dans un sens pour que le public sache où il va et qui il a en face de lui. Arriver dans une maison, en admirer l’architecture, l'ordonnance, le choix des matériaux et la qualité des meubles, sans que l'on puisse deviner qui l'habite et qu'elle est l'âme du propriétaire, est selon moi similaire à un spectacle que l'on pourrait définir comme réussi, mais qui n'aurait aucun parti pris et ne s'engagerait dans aucune direction précise.

Est-il facile de laisser à d'autres chanteurs, une interprétation aussi personnelle et fouillée que celle que vous avez réalisée avec la complicité de Haneke, mais aussi de Luca Pisaroni votre Leporello, que vous ne retrouverez pas sur cette reprise, le rôle étant confié à David Bizic, qui incarnait Masetto en 2006 ?

P.M. : Non, je voudrais être de toutes les reprises (rires). Lorsque l'on s'est tant investi, quand on a le sentiment d’avoir tant donné, on n'est pas jaloux, mais comme face à son enfant que l'on a aidé à grandir pour qu'il puisse voler un jour de ses propres ailes, mais que l'on désire conserver le plus longtemps possible à nos côtés. David a fait du bon travail, il était déjà très bien en Masetto, mais Pisaroni était d'une réelle ambiguïté, tout à la fois victime et bourreau, bon et mauvais, avec un mélange d'agressivité et une certaine « féminité », tout à fait passionnante. La présence de ma collègue Véronique Gens a également transformé mon rapport à Donna Elvira : contrairement à celle de Mireille Delunsch qui interdisait toute possibilité de rapprochement, les possibilités de "connection" sont tout à fait envisageables face au personnage construit par Véronique, avec laquelle j'ai travaillé d'autres aspects. Non, vraiment j'aurai du mal à quitter cette production

Quelles différences la présence d'un orchestre baroque pourrait apporter à votre manière de chanter Don Giovanni ?

P.M. : Si je devais interpréter cette oeuvre dans une grande maison, il y aurait forcément un conflit entre le son de l'orchestre et les voix, car plus les salles sont vastes et plus il faut de grandes voix capables de chanter avec puissance, alors que les formations baroques invitent à chanter plus doucement, à développer le son, les nuances. Mais pour tout vous dire je ne suis pas capable de vous répondre avec exactitude car, à l'exception de Daniel Harding qui avait inséré quelques instruments baroques au sein du Mahler Chamber Orchestra (sur la production mise en scène par Peter Brook), je n'ai jamais chanté avec une véritable formation baroque ; mais cette expérience me plairait.

Bien que vous chantiez Puccini, Verdi, Rossini, Tchaikovski, Wagner, Britten ou Beethoven, vous ne semblez pas courir après les prises de rôles à la différence de vos collègues ? Comment expliquez-vous cette position ?

P. M. : (long silence)... Je ne sais pas. J'aime apprendre de nouvelles partitions et de plus en plus, c'est très agréable. J'ai par exemple adoré travailler De la maison des morts de Janacek avec Patrice Chéreau, c'était un rêve de chanter cet opéra et de me pencher sur cette langue. J'éprouve l'envie de chanter de nouveaux rôles, mais je veille à ce que chacun d'entre eux soit adapté à mes possibilités vocales et soit valable d'un point de vue dramatique. Certains sont bons pour la voix, mais scéniquement limités, d'autres seulement attirant sur le plan théâtral. Je ne cherche pas à enchaîner les rôles, car je dois être sûr de pouvoir les aborder dans les meilleures conditions. J'aime ce rythme qui me pousse à retrouver certains personnages, car cela m'oblige à développer mes ressources en empruntant de nouveaux chemins : je ne me sens satisfait que lorsque j'ai le sentiment de les avoir améliorés. Cette pratique a également pour conséquence de développer mon chant et mes capacités techniques. Faire plus de Verdi, pourquoi pas, mais comment être sur de soi dans cinq ans ? Dietrich Fischer-Dieskau a chanté beaucoup de rôles, mais lorsqu'on l'écoute dans Verdi, on entend davantage D.F.D. que Verdi, tant il adapte cette musique à ses moyens et non le contraire.

Les carrières sont constituées d'étapes et à chacune d'elles correspondent des rôles : quels sont ceux que vous avez prévu d'aborder dans les prochaines années ?

P.M. : Je ne peux pas vous dire ! Je dois interpréter Amfortas au Met l'an prochain et je considère cette prise de rôle comme un défi, car la tessiture est plus grave que celle dans laquelle j'évolue habituellement. J'ai interprété Wolfram dans Tannhäuser qui est parfait pour mes moyens. Amfortas sera sans doute une étape importante.

Vous entendra-t-on à Paris dans les prochaines saisons interpréter un autre compositeur que Mozart ?

P.M. : Non malheureusement je n'ai reçu aucune proposition, alors que j'aimerais revenir ici car j'apprécie énormément cette ville et son public. C'est vraiment dommage.

Propos recueillis et traduits de l'anglais par François Lesueur, le 23 mars 2012

(1) Funny Games 1997, Code inconnu 2000, La pianiste (Huppert-Benoît Magimel), Le temps du loup 2003 (avec Isabelle Huppert), Caché 2005 (Daniel Auteuil, Juliette Binoche), Le ruban blanc (Palme d'or du Festival de Cannes 2009) et bientôt Amour avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva et Isabelle Huppert.

Mozart : Don Giovanni (m.e.s. Michael Haneke)

Paris – Opéra Bastille
Prochaines représentations les 3, 8, 12, 14, 16, 19 & 21 avril 2012

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Photo : Opéra national de Paris
 

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