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​Une interview de Maurice Xiberras, directeur de l’Opéra de Marseille – « Les prochains élus devront prendre des décisions concernant l’Opéra »

Entre l’Odéon où, il y a quelques jours, la Mamz’elle Nitouche de Julie Morgane a séduit et l’Opéra qui vient de proposer un intéressant Eugène Onéguine "made in France", Marseille a toujours été une place forte de la comédie et de l’art lyrique. A la tête des deux établissements, Maurice Xiberras (photo) passe de cour à jardin et de jardin à cour entre le cœur d’un quartier mythique à deux pas du Vieux-Port et le haut de la Canebière. Deux bureaux et une seule volonté pour le directeur général : offrir les meilleures productions d’opéras et d’opérettes possibles afin de satisfaire un public réputé comme l’un des plus exigeants de France. Et ce dans des conditions pas toujours idéales … Il s’est confié à Concertclassic.
 
Economies, subventions amputées, budgets en baisse : la gestion au quotidien des établissements culturels est de moins aisée. Lorsqu’on est à la tête, comme vous, de deux maisons qui ont pour ADN de produire les spectacles, quelles sont les recettes à employer pour y parvenir ?

 Maurice XIBERRAS : C’est un fait, les années qui viennent de s’écouler ont été difficiles ; les charges fixes ont crû et les budgets ont stagné, voire ont été revus à la baisse. Face à ces contraintes, j’ai essayé de ne pas faire de coupes sombres mais des choix : moins de nouvelles productions onéreuses, multiplication des coproductions et des reprises puis location de productions qui me laissent la possibilité de mettre en place mes propres distributions. L’autre moyen de réduire les coûts est de négocier et de pouvoir compter – j’ai cette chance – sur un solide réseau d’amis chanteurs et metteurs en scène. Il y a aussi des artistes que j’aime accompagner et qui sont devenus des amis ; ça facilite les choses. Leur proposer des rôles sur quatre ou cinq saisons permet d’avoir une discussion plus aisée. Enfin il y a les versions concertantes. Sans mise en scène et avec des temps de répétitions réduits, je peux engager plus facilement des artistes qui, sinon, ne seraient pas venus à Marseille. Les mélomanes apprécient ; j’en veux pour preuve les succès des Puritains et de La reine de Saba cette saison ou de Moïse et Pharaon il y a quelques années. Ces versions concertantes ne sont pas des soldes et me permettent d’afficher deux titres de plus par saison et de faire découvrir certaines œuvres. Mais la réalité est ce qu’elle est ; les cachets sont partout à la baisse et il y a des limites que je ne peux pas dépasser.
  

Jessica Pratt & Yijie Shi dans les Puritains © Christian Dresse
 
Dans quelques semaines auront lieu les élections municipales. Il y aura du changement à Marseille, dans quel état d’esprit travaillez-vous sur les saisons à venir ?
 
M.X. : C’est vrai que la situation nouvelle et indécise. Mais il faut bien aller de l’avant… J’ai quasiment bouclé les saisons 2020/2021 et 2022/2023  et je travaille sur la saison 2022/2023 pour laquelle des ouvrages sont déjà  programmés avec des distributions avancées. J’essaye de maintenir le cap de trois nouvelles productions par saison et, si je ne peux pas le faire tout seul, je cherche des coproducteurs. Dès la prochaine saison, nous proposerons La Dame de pique, avec une mise en scène d’Olivier Py, en coproduction avec Nice, Toulon et Avignon. Et ce, pour la première fois, avec le soutien financier de la Région Sud. Avignon réalise les costumes pour les femmes, nous les costumes pour les hommes, Nice les décors. L’Opéra de Toulon ne fabrique rien du tout mais ouvre son porte-monnaie … Nous sommes obligés de faire comme ça pour amoindrir les coûts. Avec la crainte qu’un jour ou l’autre il n’existe plus que cinq grands centres de productions lyriques en France et que les autres opéras deviennent des maisons d’accueil. On y a échappé jusqu’à maintenant mais c’est possible ; le projet dort quelque part dans les cartons. J’espère que je ne verrai pas sa mise en place …
 
L’Opéra de Marseille est en régie municipale, n’est-ce pas une contrainte ?
 
M.X. : C’est une volonté politique. Aujourd’hui on s’aperçoit que la majorité des théâtres en France qui étaient en régie municipale en sont tous plus ou moins sortis. Soit en adoptant un statut d’opéra national, soit en passant en statut associatif, en EPIC, en EPCC, en régie autonome ou en régie personnalisée. Je pense que nous sommes arrivés au bout du bout de ce statut ; c’est tellement lourd et le parcours d’obstacles avant de pouvoir lever un rideau est tellement rude qu’il faut changer les statuts. Ce ne peut-être qu’une décision politique. Il faut se donner le temps, en tout cas pour Marseille, de déterminer le statut qui conviendra le mieux à l’Opéra. Tout est envisageable et je pense que la prochaine mandature sera obligée de se pencher sur le sujet.
 
Eugène Onéguine © Christian Dresse
 
Il y a quelques années, la rénovation de l’ensemble de l’Opéra était à l’ordre du jour. Où en est-on aujourd’hui ?
 
M.X. : Une chose est certaine, il faut que la salle et le foyer soient rénovés, ce qui implique un investissement et la fermeture de la maison pendant deux ou trois ans. Il faut envisager des lieux de replis, des saisons adaptées et tout ça se prépare en amont. En 2004 on parlait déjà de grands travaux. A l’époque la ville avait activé la réalisation du Silo (une salle de spectacles sur le périmètre d’Euroméditerranée à proximité du port) qui devait nous servir de lieu de replis pendant les travaux qui avaient été chiffrés à 54 millions d’euros. Le budget n’était pas disponible et le Silo est devenu une délégation de service public. Nous n’avons pas bénéficié des travaux en totalité mais certains ont, depuis, été effectués par tranches, les façades, les toitures, la fosse d’orchestre, la scène le plateau, les dessous et les cintres. Maintenant il reste toute la salle et le foyer mais ce n’est pas une mince affaire car tout ça est classé monument historique. Lorsqu’on connaît les lenteurs administratives… Dans ma naïve candeur, je pensais qu’en 2024, pour les cent ans de l’opéra reconstruit après l’incendie de 1919, on aurait une salle neuve ; peut-être que cette année là on fermera pour débuter les travaux ! On verra bien ce que décideront les prochains édiles...
 
 
Nous parlions plus haute des artistes accompagnés depuis quelques années ? Dans la distribution d’Eugène Onéguine qui vient d’être présentée sur votre scène, Nicolas Courjal incarnait Le Prince Grémine. Il fait partie des artistes accompagnés depuis des années par l’Opéra de Marseille. Qu’est-ce qui vous a fait adopter cette ligne de conduite ?
 
M.X. : Peut-être le fait d’avoir été chanteur moi même et de comprendre les artistes. A un moment j’entendais Nicolas dans les seconds rôles. Un jour je discute avec lui et je lui dis qu’il ne peut pas continuer comme ça et qu’il faut qu’il progresse dans sa carrière. Il était hésitant ; alors je lui ai dit que je le voyais dans  tel ou tel rôle… Un peut le boulot d’un agent artistique. Mais n’oublions pas que des directeurs comme Gabriel Dussurget, Bernard Lefort et d’autres étaient de vrais agents artistiques qui construisaient des carrières. Actuellement on demande aux responsables d’opéras d’être des énarques, des gestionnaires, des managers, des chercheurs de fric et de mécènes plutôt qu’être des directeurs artistiques qui connaissent les voix et le répertoire. C’est une peu mon regret et, je le dis souvent, je fais le métier un peu à l’ancienne. J’ai essayé d’accompagner Nicolas Courjal, mais aussi Marie-Ange Todorovitch ou même Patrizia Ciofi. Puis ce que j’adore, aussi, c’est découvrir de jeunes talents. Lorsque dans un concours, une voix sur des dizaines me procure un frisson, il faut que je mise sur elle et j’ai envie de l’accompagner. Stanislas de Barbeyrac, par exemple… La première fois que je l’ai entendu c’était dans un concours à Marmande ; ou Etienne Dupuis que j’ai découvert dans un concours au Canada. Renée Auphan était directrice à Marseille et en rentrant je lui ai dit j’ai entendu un baryton et à mon avis il va faire une carrière. Elle me répond : « ah bon, et dans quoi vous voulez l’engager ? » Je lui dit « dans Figaro du Barbier » Je l’ai fait engager ici dans ce rôle et sa carrière a vraiment débutée.  Peu de temps après le directeur du Deutsche Oper Berlin, Christoph Seuferle m’appelle et me dit « il paraît que tu as eu un jeune baryton dans Figaro, comme est-il ? » Il m’a demandé s’il pouvait jouer tel ou tel rôle, je lui ai dit oui et il lui en a donné cinq ou six. C’est génial lorsqu’on peut faire ça. Je pense aussi à Ermonela Jaho, son premier rôle en Europe c’est à Marseille qu’elle l’a eu… Ou encore Sébastien Guèze ; c’est formidable de pouvoir faire ça.
 
 
Lawrence Foster © Marc Ginot

Il y a quelques années, l’orchestre de l’Opéra était parfois qualifié d’orchestre pagnolesque ou d’orphéon de l’Estaque. Les choses ont bien changé, depuis, non ?
 
M.X. : Effectivement. Je me souviens d’une direction de Sylvain Cambreling à l’issue de laquelle l’orchestre avait été traité de « fanfare de la Rose » (La Rose étant un quartier de Marseille ndlr). Aujourd’hui il est passé du stade d’orphéon à celui d’Orchestre philharmonique de Marseille qui enregistre et qui se produit hors de ses murs. En grande partie grâce à l’arrivée de Lawrence Foster qui a dynamisé et fédéré les troupes et qui a joué le jeu, avec son carnet d’adresse, ses relations et son savoir-faire mis au service de l’Opéra. Il y a eu, aussi, un renouvellement important des instrumentistes, donc un rajeunissement. Avant lorsqu’on entrait dans un orchestre et on tenait son bâton de maréchal ; aujourd’hui les musiciens ont tous un niveau de concertiste et ils ont une grande envie de faire de la musique ensemble.
  
Même chose pour le chœur, non ?
 
M.X. : C’est vrai que son renouvellement a permis d’obtenir une  homogénéité des registres. Le précédent chef de chœur, Pierre Iodice, parti à Liège, et je suis allé chercher Emmanuel Trenque que j’avais vu travailler aux Chorégies d’Orange. Il arrivait de Tours où il avait un cadre de chœur de 18 membres. Je lui ai expliqué la situation marseillaise et il m’a dit oui tout de suite, séduit qu’il était par le répertoire et l’importance du chœur. Il a fait un travail remarquable et apprécié. Il est exigeant et a su remettre une belle unité dans cet ensemble.
 
 A Marseille il y a l’Opéra, mais c’est aussi une place forte de l’opérette avec une vraie saison qui fait l’unanimité… Quelle en est la raison ?
 
M.X. : J’ai eu la chance de faire partie de cette génération de chanteurs qui a travaillé dans des théâtres où il y avait encore une saison d’opérette. Tout en apprenant notre métier, nous défendions un répertoire qui a pratiquement disparu. C’était un apprentissage à la dure, nous montions une production en trois ou quatre jours ; j’ai été élevé dans ce milieu et je connais bien les œuvres et les distributions qu’il faut mettre en place pour les donner. La difficulté, aujourd’hui, c’est que faute d’opérettes à l’affiche, il y a de moins en moins de chanteurs spécialisés mais des voix polyvalentes opéra/opérette. Le fait d’avoir biberonné à ce genre musical me pousse à programmer une vraie saison avec sept titres représentés deux fois le samedi et le dimanche. Etre à l’Odéon (la salle de l’opérette à Marseille ndlr), c’est mon ballon d’oxygène avant de retourner à l’Opéra. Lorsque je compose le programme, je tiens compte des incontournables qu’il faut proposer au public comme Le Chanteur de Mexico, La Veuve Joyeuse, Les Mousquetaires au couvent… A côté de ça il y a des milliers de titres qui restent dans les cartons et avec lesquels on sait que l’on ne fera pas un strapontin. Mais je continue à les programmer pour le plaisir de la découverte et, il faut l’avouer, pour mon plaisir personnel.
  
 
Vous essayez aussi d’établir un pont entre l’Opéra et l’opérette ?
 
M.X. : Je suis séduit par ce genre de challenge. Programmer Manon Lescaut  de Puccini et Le Portrait de Manon de Massenet en parallèle m’intéresse. Mais est-ce que c’est attrayant pour le public ? Je pensais que donner Faust de Gounod à l’Opéra et Le Petit Faust d’Hervé à l’Odéon allait susciter la curiosité du public. Hélas non. Ceux qui voulaient entendre Faust sont allés à l’Opéra mais ne sont malheureusement pas venus découvrir Le Petit Faust. C’est un manque de curiosité. Mais il est vrai qu’aujourd’hui une grande partie du public de l’Opéra préfère aller voir Carmen, Traviata ou Tosca plutôt qu’Eugène Onéguine.
 

Barbe Bleue © Christian Dresse

En ce qui concerne les opérettes, le public est toutefois d’un âge vénérable…
 
M.X. : Le public est un public de bel âge qui connait tout ça par cœur et chante dans la salle. Il ne faut pas oublier que c’est ce qu’il entendait avant. On programmait de l’opérette à la radio et à la télévision, c’était la culture populaire. Toutes les grandes vedettes chantaient l’opérette ;  Luis Mariano, Annie Cordy, Bourvil, Fernandel étaient vecteurs de cette popularité. Aujourd’hui il faudrait que Bruel, Angèle, Soprano ou M. Pokora chantent de l’opérette ; il y aurait un renouveau formidable. Mais les partitions ne le leur permettent pas.
  
Pourtant la jeune génération, celle des Morgane, Juppin, Benchenafy aime venir chanter l’opérette  à Marseille...
 
M.X. : Ils sont majoritairement passés par la case comédie musicale, font ensuite preuve de curiosité en désirant venir à l’opérette. Franchement, les accueillir ici n’est que du bonheur. De plus ils ont une force de proposition et de création, ils sont inventifs et ça donne la pêche.
 
 
On ne peux pas dire que seuls les anciens sont intéressés par l’opérette. Il suffit de venir aux générales lorsque vous accueillez les scolaires.
 
M.X. : Là j’ai été très étonné. La première saison lorsque j’ai décidé d’ouvrir les générales aux scolaires, quelle n’a pas été ma surprise, même si « l’opérette c’est la fête » de voir sortir les enfants sur la Canebière après un Barbe Bleue et de chanter à tue-tête « je suis Barbe-Bleue, je suis Barbe-Bleue, Barbe-Bleue, Barbe-Bleue… ». Et ce n’étaient pas que des gamins des beaux quartiers marseillais ! Il faut les voir dans la salle, ils se lèvent, dansent, c’est jingle. Je me dis que l’opérette peut représenter pour eux une formidable ouverture sur le spectacle vivant. Pour la bonne et simple raison que les histoires se finissent toujours bien, le paysan ou la paysanne épousent la princesse ou le prince, le méchant finit avec un coup de bâton sur la tête : ce sont des schémas qui plaisent aux gamins et la musique est assez simple, elle a été composée pour que les gens rentrent chez eux en fredonnant un refrain. Et avec les enfants, ça marche à tous les coups ; c’est de BD musicale pour eux.
 
Un futur public ou un coup d’épée dans l’eau ?
 
C’est la question que je me pose, la même que pour les jeunes et l’opéra. Vont-ils revenir seuls sans qu’on les prenne par la main. Je pense que, tout de suite, ils ne reviendront pas. Mais peut-être que dans dix ou quinze ans ils se rappelleront et ils reviendront. Une chose est certaine ça leur plait et en leur faisant découvrir cet univers nous remplissons notre mission de service public.
 
 
Propos recueillis par Michel Egéa

Site de l’Opéra de Marseille : opera.marseille.fr/

Photo © DR

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