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Une interview de Lisette Oropesa, soprano – « Je me sens un peu française de l'intérieur »

Pétillante et apparemment sereine à quelques jours de la première des Huguenots de Meyerbeer, l'un des spectacles les plus attendus de la rentrée (Opéra Bastille, du 28 septembre au 24 octobre), Lisette Oropesa a bien voulu répondre à nos questions. Pour cette ravissante soprano née à la Nouvelle-Orléans, il s'agit d'un défi puisqu'elle remplace une consœur dans un rôle plus exigeant que ceux dans lesquels le public parisien a pu l'entendre et qu'elle a prévu d'enchaîner avec L'Elisir d'amore en octobre, toujours sur la scène de la Bastille.
 
 
Remplacer une cantatrice connue dans une production très attendue comme celle des Huguenots – ouvrage que Paris n'a pas entendu depuis 1936 – est à la fois terriblement excitant et risqué. Qu'est-ce qui vous a convaincue de relever ce défi alors que vous étiez en Italie et deviez enchaîner avec une Traviata à Venise ?
 
Lisette OROPESA : Pour moi qui ne suis pas encore très connue, il aurait été difficile de refuser pareille proposition. Je ne suis pas suffisamment célèbre et parvenue à une position qui me permette de décliner une telle offre, même si elle comporte quelques risques. Je suis à un moment de ma carrière où ces propositions peuvent encore arriver et elles constituent malgré tout des opportunités qu'il ne faut pas rater. Michele Mariotti, qui dirige les Huguenots, avait déjà travaillé avec moi à Londres, sur une production de Lucia di Lammermoor ; un grand succès pour l'ensemble de la distribution. Il était à Pesaro cet été, où il réside chaque année pendant les vacances. Par chance j'y chantais Adina et nous nous sommes revus pour travailler ensemble sur un projet que j'annoncerai dans quelques mois. Dès qu'il a appris que Diana Damrau avait annulé sa participation aux Huguenots, il m'a immédiatement appelée et a insisté pour que j'accepte de la remplacer. Il m'a assuré que le rôle de Marguerite était court, assez acrobatique, mais qu'il me conviendrait car je suis habituée à chanter l'opéra français.
 
Paris vous a découverte en 2015 dans Konstanze de L’Enlèvement au sérail avant de vous retrouver deux ans plus tard en Gilda (Rigoletto). Où situez-vous Marguerite de Valois parmi les rôles qui peuvent compter dans une carrière comme la vôtre ?
 
L.O. : Oh, je peux dire aujourd'hui que ce rôle est un des plus durs que j'ai chanté ! Et je dois vous dire que je n'ai eu qu'une semaine pour l'apprendre, toute seule. A Pesaro je chantais donc l'Adina de Rossini et suis tombée malade, sans doute à cause du stress accumulé : ma voix m'a fait comprendre que je devais me reposer et récupérer. Je me suis donc enfermée dans une chambre avec un piano pour travailler, mais je n’ai pas disposé de la partition avant plusieurs jours. Je voulais tout de même m'avancer car je ne connaissais que l'air d'entrée, dans l'interprétation de Damrau d'ailleurs et n'avais étudié que l'air d'Isabelle de Robert le Diable. Autour de moi tout le monde n'a cessé de me dire que Marguerite était un rôle facile, mais lorsqu'enfin j'ai reçu la musique, que je l'ai imprimée et me suis mise au piano pour faire du note à note, je me suis rendue compte des difficultés. Après une semaine, je suis arrivée à Paris où j'espérais pouvoir être coachée un ou deux jours, mais on m'a dit qu'il fallait que je me jette tout de suite à l'eau ! Dans dix ans je pourrais peut être me permettre certaines exigences, mais ce n'est pas encore le cas (rires). Il faut vous dire que l'ensemble de l'équipe avait déjà répété le premier acte. J'avais donc un peu de stress, mais tout s'est bien passé et me voici confiante.

© Jason Homa
 
Les Huguenots demandent, comme c'est le cas à la Bastille, une distribution de haut vol qu'il s'agisse de Raoul, Valentine, Marcel, Saint Bris, Nevers ou Marguerite. Réputé difficile ce grand opéra à la française fait la synthèse entre la grande tradition belcantiste et une certaine forme de modernité : quelles difficultés recèlent le personnage de Marguerite créé comme celui d'Isabelle dans Robert le diable par Julie Dorus-Gras ?
 
L.O. : Le premier air de Marguerite « Oh beau pays de la Touraine », resté célèbre, est presque une scène de folie, sauf qu’à la fin, je ne meurs pas. A ce propos je dois interpréter Isabelle de Robert le diable, en version de concert à Bruxelles en 2019 (1) ; je ne savais pas que la même soprano avait créé les deux, c'est très intéressant. Je crois d'ailleurs que l'air d'entrée d'Isabelle est encore plus périlleux que celui de Marguerite ; je l'ai découvert sur YouTube chanté par June Anderson, ici à Paris, et nous n'avons pas du tout la même voix. Pour revenir à Marguerite de Valois, elle demande beaucoup d'aigus et de vocalises, mais il faut que vous sachiez que le chef exerce un fort contrôle sur les chanteurs et que je dois respecter ses exigences. J'essaie de chanter tout ce dont j'ai envie, mais aujourd’hui tout le monde veut revenir aux sources et se conférer à ce qui est écrit dans la partition. Nous sommes loin de la tradition qui était celle en cours au début du XXème siècle : j'écoutais hier Frieda Hempel dans l'air de Marguerite et j'étais très amusée d'entendre ses cadences incroyables et ses extrapolations dans le suraigu, dignes d'un rossignol, et n'en revenais pas de ses libertés. Je suis pour ma part plus proche de Joan Sutherland, mais on m'a dit de ne pas faire trop de variations, d’éviter que mes vocalises ne soient trop étincelantes, sinon ça ne marche pas ! Mais je veux tout de même insérer quelques variations, des aigus, des coloratures pour satisfaire le public !
 
Selon vous pour quelles raisons Meyerbeer semble enfin sortir du purgatoire dans lequel il a longtemps été enfermé ?
 
L.O. : Aucune idée (Rires). Si, je pense que comme pour les grands opéras du répertoire belcantiste, dès qu'une star est intéressée par un rôle et demande de le chanter, toutes les choses se débloquent. Regardez avec Damrau, elle a fait savoir qu'elle voulait interpréter Meyerbeer, on lui a permis d'enregistrer un album, de faire quelques concerts et Stéphane Lissner a suivi. Il faut que chanteurs aient l'envie et tout devient plus facile.
 
Vous chantez assez régulièrement depuis vos débuts l'opéra français puisque l'on relève Les Pêcheurs de perles, Hamlet, La Fille du régiment, Eurydice et Hébé/Zima des Indes galantes. La langue française est votre langue étrangère préférée avez-vous déclaré ; comment est née cette relation avec ce répertoire ?
 
L.O. : J'adore la langue française, c'est exact. Les voyelles sont si belles et il y en a tant à chanter ; j'aime d’autres langues, mais le français à cause des couleurs des voyelles et du fait que vous en ayez 16 contre 7 en italien par exemple, permet de multiplier les sonorités, de nuancer énormément. Vous rendez-vous compte qu'il y a trois « e » différents en français, sans compter les « e » muets », 4 sons « o » et 5 « u », cela offre une gamme beaucoup plus complète de couleurs et cela est plus beau à entendre, surtout si l’on y prête vraiment attention. Et que dire des liaisons, qui sont tellement importantes.  J'ai étudié la langue très tôt, en Louisiane où il y a toujours des classes de français à l'école, puis par la suite ai suivi des cours ici en France. Je me sens un peu française de l'intérieur ! J'aimerai aborder dans un futur relativement proche Juliette, puis Manon, mais pas trop tôt, car c'est un rôle lourd et difficile, mais également revenir à Leila, avant d'essayer Marguerite, mais dans un petit théâtre, pas à la Bastille.
 
La question du répertoire est cruciale dans une carrière : à ce jour vous alternez Mozart, Verdi, Donizetti, Rossini et l'opéra français. Peut-on voir déjà ici les piliers qui vont servir de base à vos fondations, ou pensez-vous vous en éloigner progressivement en élargissant votre spectre, notamment avec Haendel vers lequel vous semblez vous diriger ?
 
L.O. : Elargir, je ne sais pas ? Une des raisons qui expliquent cette adéquation aux compositeurs que vous évoquez, tient au fait que je possède une voix qui s’adapte très facilement ; les partitions de Mozart me vont, car je chante de manière instrumentale et il en va de même pour celles de Donizetti, Rossini ou Haendel qui nécessitent une grande légèreté mais également une capacité à chanter comme un instrument, et cela n'est pas surprenant puisque je suis flûtiste à l’origine. A défaut d'une voix large, je dispose d'une bonne projection et suis également capable d'imiter aussi bien les sonorités de l'harmonica de verre que celles de la flûte lorsque je dois dialoguer avec l’un ou l’autre de ces instruments pendant la scène de folie de Lucia, par exemple.

Dans le rôle d'Adina à Pesaro en août 2018 © Bill Cooper

Vous étiez l'invité du festival de Pesaro cet été programmée dans Adina. Vous sentez-vous faite pour les héroïnes de ce compositeur, vous qui vous définissez comme soprano lyrique colorature et de quelle manière abordez-vous le vocabulaire rossinien ?
 
L.O. : Le problème que j'ai avec Rossini, ah je n’aime pas dire ça, mais je dois reconnaître que son écriture est très particulière, car elle demande plus de précision que celle des autres. Rossini écrit la plupart du temps des rythmes quasiment impossibles à chanter, littéralement, car il y a toujours des exigences par exemple ces notes très rapprochées qui demandent une grande mobilité du larynx. Si nous ne sommes pas préparés à ce type de vocalité, la ligne de coloratures ne peut se faire avec aisance. La colorature en soit n'est pas une difficulté insurmontable, mais l'intégrer parfaitement à une ligne de pur bel canto est compliqué. Certains chanteurs font cela très bien car ils sont spécialistes et ne chantent souvent que ce type de répertoire, comme Cecilia Bartoli ou Juan Diego Flórez qui ont étudié et poursuivent leur exploration depuis longtemps et c'est cela qui fait la différence avec ceux qui interprètent cette musique plus sporadiquement. Joyce DiDonato aussi est une spécialiste qui comprend tout de ce compositeur. Il y a quelques années je me souviens avoir chanté devant le maestro Chailly un air de La Gazza ladra ; ce n'était pas parfait et il m'a dit : « Il faut travailler plus précisément, on doit entendre toutes les notes, sinon ça ne va pas ». J'adore Rossini, mais le travail que sa musique demande est plus long car elle n'est pas naturelle pour moi. J'aimerai tout de même beaucoup aborder Amenaïde de Tancredi, plus qu’Adele du Comte Ory dans laquelle on m’imagine pourtant …
 
Le public parisien aura le plaisir de vous retrouver en octobre et en novembre dans une œuvre totalement différente, L'Elisir d'amore (2). N'est-il pas dangereux d'enchaîner deux œuvres sans faire de pause ?
 
L.O. : Adina n'est pas plus facile que Marguerite. Le rôle comme nous l'avons dit est court : elle intervient au deuxième acte avec un air et un duo, puis réapparaît dans un ensemble, mais par la suite je peux me relaxer avant les dernières interventions, tandis qu’Adina occupe plus longtemps le plateau. J'aurais bien sûr préféré pouvoir récupérer entre les deux productions, je serais peut-être plus fatiguée que je ne le pense après Les Huguenots, mais Adina ne me fait pas peur, je la connais. Nous verrons.
 
En juillet dernier vous interprétiez Lucia à Madrid et, fait assez rare sur cette scène, le public déchaîné vous a demandé de bisser le sextuor « Chi mi frena in tal momento ». Qu'est-ce que ce moment vous a procuré, car vous sembliez fortement émue ?
 
L.O. : Oh mon dieu, on se perd un peu dans ces moments-là. Je ne voulais pas rompre l'atmosphère qui régnait sur le plateau et conserver les émotions du personnage, mais j'étais allongée sur une table, ne voyais pas le chef, ne savais pas quoi faire car il s'agissait pour nous tous d'une surprise. Je ne voulais pas me relever pour respecter la mise en scène, mais au bout d'un moment j'ai pensé que si nous devions bisser il fallait bien que je reprenne ma place, ce que j'ai fini par faire.  Autour de moi tout le monde était resté figé. C'était extrêmement émouvant et inattendu surtout de la part d'un public réputé « rigide ». Je savais que les caméras étaient là et ne voulais surtout pas pleurer, ce que je suis parvenue à faire. Cela restera un très beau moment dans ma vie.
 
Aurons-nous le plaisir de vous réentendre à Paris dans les mois qui viennent à la Bastille ou ailleurs ?
 
L.O. : Oui bien sûr, je reviendrai la saison prochaine avec un opéra de Rossini, le contrat est signé et j’ai d’autres projets plus lointains que je garde pour le moment encore secrets…
 
 
Propos recueillis par François Lesueur, le 13 septembre 2018

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(1)Les 2 et 5 avril 2019 au Palais des Beaux Arts de Bruxelles (en version de concert), dir. Evelino Pidò / www.lamonnaie.be/fr/program/838-robert-le-diable
(2) Du 25 octobre au 25 novembre mise en scène Laurent Pelly, direction G. Sagripanti / www.operadeparis.fr/saison-18-19/opera/lelixir-damour
 
 
Meyerbeer : Les Huguenots
28 septembre et 1er, 4, 7, 10, 13, 16, 20 et 24 octobre (à 18h, 14h les dimanches)
Paris – Opéra Bastille
www.operadeparis.fr/saison-18-19/opera/les-huguenots

Photo © Jason Homa

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