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​Une interview de Léo Warynski, chef d’orchestre – « Satyagraha reste attaché à la radicalité formelle d’Einstein on the Beach »

L’Opéra de Nice fait à nouveau l’événement ! Cinq ans après Akhnaten (1984), dernier titre de la trilogie des opéras portrait de Philip Glass, présenté à l’époque dans des conditions très particulières en raison du contexte sanitaire, Léo Warynski (photo) est de retour au bord de la Méditerranée pour y diriger Satyagraha (1980), ouvrage inspiré par la figure de Gandhi sur lequel le chef travaille en étroite collaboration avec Lucinda Childs à la mise en scène et la chorégraphie. Autant dire dans des conditions idéales pour traduire la singularité d’une musique qu’il importe d’abord de sentir. À quelques jours de trois représentations particulièrement attendues (3, 5 et 7 octobre), Léo Warynski répond aux questions de Concertclassic.
 
 
Depuis l’Akhnaten (1) niçois de 2020, vous avez enregistré et donné plusieurs fois en concert avec Les Métaboles Another Look at Harmony.(2) En quoi la fréquentation de cette pièce de 1975, essentielle dans le parcours de Philip Glass, a-t-elle enrichi ou modifié votre approche d’un ouvrage tel que Statyagraha ?
 
Elle apporte plutôt une confirmation de ce que je pressentais en ayant travaillé sur Akhnaten et Einstein on the Beach (Léo Warynski a dirigé cet ouvrage au Teatro Colón de Buenos Aires en 2023 et 2024 ndr). Il y a un fil qui avait commencé à se dessiner avec une forme d’évidence dans Einstein on the Beach, mais qui avait été préparé par Another Look. Autre phénomène intéressant : la radicalité d’Einstein tient à la fois à ce style nouveau, que l’on qualifie de répétitif, mais en fait aussi à une conception du son : c'est ce que Another Look m'a révélé

 

Maquette décor Satyagraha (Acte II, sc. 3) © Opéra de Nice

 
« Le minimalisme [...] c’est aussi une transformation progressive du timbre. »

 
 
La première fois que nous avons répété cette pièce, j’ai été frappé par la manière dont sonnaient le chœur et l’orgue réunis : j’étais déjà dans Einstein et je n’avais pas réalisé que cette partition c’est naturellement un processus musical de répétition d’harmonies et de rythme mais aussi un son très particulier de l’orgue et du chœur. La musique de Glass fait sonner les voix de manière particulière. Einstein on the Beach constitue la prolongation d’une tentative de trouver un autre son pour l’opéra.
Dans Satyagraha, l’orgue est présent tout le temps, il y a vraiment un orgue au cœur de l’orchestre, comme diffracté à l’orchestre. Ce sont souvent des aplats d’accords, des accords qui sont toujours les mêmes, sauf qu’ils sont présentés différemment par le biais de différentes mixtures. Le minimalisme ce n’est pas qu’une transformation de la rythmique et de l’harmonie, c’est aussi une transformation progressive du timbre.

 

Léo Warynski en répétition avec le Chœur de l'Opéra de Nice © Opéra de Nice

 
 
« Le sanskrit, langue qui n’est pas parlée mais seulement lue, apporte une dimension plus symbolique. »

 
 
Venons-en à maintenant à Satyagraha, œuvre créée en 1980 dans laquelle vous êtes plongé en ce moment avec les forces de l’Opéra de Nice. Quels sont les enjeux, les difficultés pour les interprètes qui se confrontent à cette partition ? Un opéra en sanskrit ...
 
Le sanskrit en est une justement. C’est un choix que Glass a fait sciemment, un choix très personnel lié à son parcours. Glass a vécu en Inde, il a été en contact avec Ravi Shankar et a même appris des techniques de la musique indienne auprès de lui. On sent qu’il les importe dans sa musique, ne serait-ce que dans la façon dont les rythmes sont traités, avec beaucoup de rythmes asymétriques, beaucoup de rythmes très compliqués d'ailleurs, de combinatoires rythmiques qui paraissent simples en apparence, mais qui sont toujours mouvantes et assez virtuoses à maîtriser.  
 
Quant au sanskrit, c’est une langue écrite, l’une des langues les plus anciennes, celle qu’écrivent les brahmanes. C’est donc aussi une langue du rituel, qui en réfère à l’Histoire. Et je pense surtout qu’elle éloigne d’une certaine manière le sujet. On peut faire le rapprochement le Stravinski d’Œdipus Rex ; le compositeur y a fait appel au latin parce qu’il voulait mettre un peu à distance le texte et en faire une espèce de pensée mythologique et symbolique. C’est aussi la vertu du sanskrit, langue qui n’est pas parlée mais seulement lue, ce qui apporte une dimension plus symbolique.
 
Reste la question de la prononciation, sur laquelle il n’y a pas d’unanimité. Il nous faut donc déjà tous ensemble trouver un socle commun de prononciation, savoir comment on prononce les A, les O, les Nia, etc. La mémorisation est très compliquée car on ne dispose d’aucun repère, d’aucun nom qui soit passé dans notre langage courant – hormis quelques noms de dieux, tel Krishna – ; il faut s’inventer des moyens mnémotechniques par homophonie avec des mots connus. Le livret est heureusement assez court, constitué de sentences, de maximes, de phrases brèves issues des écrits de Gandhi pour la plupart, qui exprime sa vision de son combat pour la non-violence et la « force de la vérité » – traduction de Statyagraha. Un phénomène de répétition du texte facilite toutefois la mémorisation par imprégnation.

 

Lucinda Childs © Rita Antonioli

 
 
« Lucinda nous dit souvent : il ne faut pas vouloir les choses, il faut les sentir. »

 
 
Pour cette production vous travaillez avec Lucinda Childs : comme se passe votre collaboration à cette artiste étroitement associée à l’univers de Philip Glass ?
 
Je suis extrêmement heureux, fier aussi et surtout vraiment très excité à l’idée de travailler avec Lucinda Childs, qui est pour moi un monument dans l’histoire de l’art en général, et du spectacle. Elle a été l’une des artisanes essentielles de Einstein on the Beach et souvent je me disais en travaillant, en lisant les écrits de Glass aussi, que le bouillonnement spirituel dans lequel il a pu créer cette Œuvre – avec un grand Œ – s’est produit dans le New York Downtown des années 70 avec le croisement de tous ces artistes et performeurs qui exploraient de nouvelles façons de faire le spectacle, de faire des expositions. Lucinda Childs faisait partie de ce mouvement, dans des endroits où l’on croisait La Monte Young, Bob Wilson, Laurie Anderson ou John Cage, qui venait de temps en temps. Lucinda incarne encore cela, elle a cette avant-garde en elle, elle a cette confiance envers le travail collectif – Glass n’était pas seul à créer Einstein on the Beach ou Satyagraha. A Nice, Lucinda est entourée d’une équipe de création absolument géniale avec laquelle elle échange beaucoup : Bruno de Lavenère à la scénographie, Etienne Guiol à la vidéo, Jean-Michel Criqui, assistant à la mise en scène. Elle a tellement l’habitude de ce travail collectif que c’est très naturellement que je m’y insère.

 

En répétition avec Lucinda Childs © Opéra de Nice

"C’est une musique qui se sent en fait et qui ne se réfléchit pas et c’est aussi, je crois, la manière de travailler de Lucinda."

 
  
Il est passionnant de voir Lucinda travailler. Elle ne dit pas grand chose apparemment, mais c’est toujours l’essentiel, on ne se disperse pas. Le mouvement doit toujours être juste. Petite anecdote : lors des premiers jours nous répétions une scène, l’action était vraiment très mince pour les chanteurs, ils devaient juste entrer, faire un mouvement, c’était assez statique. Lucinda le lendemain nous a dit : « il faut que je simplifie, c’est trop complexe ». Et ce qu’elle appelait « simplifier » a conduit à une adéquation parfaite entre la musique et la scène. Elle avait raison !
Ce qui est très intéressant à observer avec Lucinda, comme avec Philipp Glass, c’est que ce ne sont pas des gens qui révolutionnent par ce qu’ils ont théorisé. Ils font, ils cherchent le geste – et après ils laissent les autres gloser éventuellement ... – ; mais ils ne sont pas dans le concept, c’est toujours quelque chose d’immanent. La musique impose un rythme, Lucinda le sent mieux que personne et c’est ce qu’elle essaie de transmettre. Elle nous dit souvent : il ne faut pas vouloir les choses, il faut les sentir. C’est une chose que je comprends de mieux en mieux dans la façon de diriger cette musique. Vous me demandiez ce que Another Look avait pu modifier en moi : j’y ai compris qu’il faut sentir le moment où il nécessaire de ralentir un peu ou au contraire de tenir le tempo ; sentir le rapport des chanteurs à la musique. C’est une musique qui se sent en fait et qui ne se réfléchit pas et c’est aussi, je crois, la manière de travailler de Lucinda.

Quelques mots sur la distribution réunie par l’Opéra de Nice pour cette nouvelle production  ...
 
On trouve des chanteurs qui avaient participé à Akhnaten en 2020, Julie Robart-Gendre et Frédéric Diquero, et aussi de jeunes chanteurs tels que le ténor Sahy Ratia, voix magnifique qui tiendra le rôle de Gandhi, ou Mélody Louledjian, soprano au parcours très intéressant qui l’a amenée à chanter du répertoire lyrique « traditionnel » et des musiques contemporaines. Ces artistes ont tous en commun une grande ouverture d’esprit et une envie de créer une équipe. C’est important parce que l’écriture de Satyagraha n’est pas soliste. Dans dans le prolongement d’Einstein on the Beach on est encore dans une écriture d’ensemble, avec un ensemble de solistes, un chœur et un orchestre. Avec Akhnaten (1983), on commence à entrer dans une vision plus traditionnelle de l’opéra, ce dont Philipp Glass ne se cache absolument pas d’ailleurs, mais Satyagraha reste attaché à la radicalité formelle d’Einstein on the Beach.

 

Satyagraha, maquette décor © Opéra de Nice

 
« Pendant très longtemps Einstein on the Beach a été un objet presque intouchable [...], les choses évoluent désormais. »

 
Parlons d’Einstein on the Beach justement. Vous l’avez dirigé, avec grand succès, à Buenos Aires en 2023 et 2024, dans une production signée Martín Bauer. Après Akhnaten et Satyagraha, peut-on espérez vous voir aborder le premier volet de la trilogie en France ? À Nice ou ailleurs ...   
 
Ce serait vraiment le rêve et ... des projets commencent à se dessiner. D’autant qui si pendant très longtemps Einstein on the Beach a été un objet presque intouchable du fait du caractère proprement mythique de la production Wilson-Childs, les choses évoluent désormais. Sans dévoiler de secret, je pense que la France accueillera bientôt un nouvel Einstein on the Beach. Peut-être à Nice ... Et je tiens à saluer le courage de Bertrand Rossi, directeur  de l’Opéra de Nice. Il y a certes un succès public de Philip Glass, mais Satyagraha n’est pas un ouvrage très connu, il faut du courage de la part des musiciens pour oser jouer cette musique, très demandeuse et très exigeante.
 
Vous montez ce Satyagraha avec toutes les forces, orchestre, chœur, ballet, de l’Opéra de Nice, après quoi vous retrouverez vos Métaboles. Quels seront les temps forts de la saison qui s’ouvre pour votre ensemble ?
 
Dès le mois de novembre (14 et 15) nous redonnerons avec un grand bonheur le Requiem de Mozart avec l’Orchestre national de Metz, accompagné d’une pièce de Philippe Hersant qui m’est dédiée : Mnémosyne. En décembre nous reprenons pour deux dates (17 et 18) Another Look at Harmony à Paris, à la Philharmonie, il y aura aussi une date le mois suivant à la Cité Musicale–Metz (16 janv.). Quant au mois de mars, il sera marqué par la sortie du disque « Singing Ravel » (chez b.records), enregistré en mars dernier à la Philharmonie. Toujours à Paris, au Musée du Louvre, un programme intitulé « Voix sculptées » sera créé (15 avril) en ouverture du cycle « Musiques du corps et de l’âme » qui se déroulera parallèlement à l’exposition Michel-Ange/Rodin.(3)

 
Propos recueillis par Alain Cochard, le 17 septembre 2025

 

 
 
(1)  Léo Warynski dirigera une version de concert d’Akhnaten le 25 octobre à la Philharmonie de Paris avec les forces de l’Opéra de Nice. Une soirée qui affiche déjà complet ... : https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/opera-en-concert/28200-philip-glass-akhnaten
 
(2) - www.concertclassic.com/article/leo-warynski-et-les-metaboles-interpretent-another-look-harmony-de-glass-philip-avant
 
      - www.concertclassic.com/article/another-look-harmony-de-philip-glass-par-les-metaboles-creation-scenique-la-filature-de
 
(3) www.louvre.fr/expositions-et-evenements/evenements-activites/voix-sculptees
 
Philipp Glass : Satyagraha
3, 5 & 7 octobre 2025
Nice – Opéra
www.opera-nice.org/fr/evenement/1273/satyagraha

Photo © Anne-Elise Grosbois

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