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Une interview de Karita Mattila - "Ce rôle m'attendait"

Voix tigresse, voix caresse ou voix tendresse, la soprano finlandaise Karita Mattila nous éblouit depuis plus de trente ans. D’abord mozartien, son vaste répertoire progressivement ouvert à Wagner, Verdi, Puccini puis aux grands titres russes ou tchèques et sa présence magnétique en ont fait une des personnalités lyriques les plus importantes de son temps. Inexplicablement tenue loin de Paris depuis plus de dix ans, elle vient de faire un retour remarqué sur la scène de la Bastille dans une impressionnante interprétation d’Ariadne (1). L’un des derniers monstres sacrés s’est entretenu avec nous.
 
Chère Madame Mattila, avant tout j'aimerais vous dire combien nous sommes heureux de vous retrouver à Paris pour chanter un opéra complet, depuis votre dernière apparition sur la scène de la Bastille en 2003 dans Salomé. Bien que vous soyez souvent revenue en concert et en récital, vous nous avez manqué. Vous voici enfin de retour avec un nouveau rôle, celui d'Ariadne, que vous avez interprété pour la première fois à Londres il y a quelques mois. Comment l'avez-vous abordé et qu'avez-vous découvert en pratiquant cet étrange personnage inventé par Strauss et Hofmannsthal ?

Karita MATTILA : C'est en effet la seconde fois que je chante cet opéra, après y avoir débuté à Londres en compagnie de Christof Loy qui est venu spécialement remonter sa production ; cela a été extrêmement précieux car il m'a donné énormément d’informations très utiles. Il faut dire qu'il adore cette œuvre très poétique et j'ai beaucoup aimé travailler avec lui car sa mise en scène fourmille de détails importants qui m'ont permis de comprendre ce personnage de l'intérieur. Il a souhaité nous donner beaucoup de liberté pour mieux nous abandonner à la musique et cette façon de faire m'a été très bénéfique : j'ai immédiatement éprouvé une sensation très forte avec Ariadne, comme si je savais que ce nouveau rôle m'attendait.

Il est exact que j'aurais pu l'aborder plus tôt dans ma carrière, mais les choses se sont faites autrement et ce n'est qu'en 2010 que Tony Pappano m'a proposé de venir la chanter à Londres, presque en même temps que l'invitation parisienne. La production de Laurent Pelly est totalement différente et elle a forcément changée depuis sa création. Je suis heureuse d'avoir pu débuter dans une production très riche et savoureuse qui a pu nourrir mon imagination et qui m'a permis de me débrouiller sur la scène de la Bastille. Et puis avec une musique pareille il suffit de se laisser porter, non ? Vous savez que je n'ai jamais entendu une soprano me dire qu'elle n'aimait pas la partition.

Lorsque vous travaillez une telle œuvre avez-vous recours à l'écoute de témoignages discographiques ?

K.M. : Je n'ai pas écouté la version de James Levine avec Deborah Voigt dont on m'a dit beaucoup de bien. Je voulais surtout savoir ce que pouvait faire une mezzo dans le rôle, c'est pourquoi j'ai écouté Christa Ludwig pour son intelligence et son sens du drame. Je n'ai pas été déçue car l'enregistrement de Salzbourg en 1964 dirigé par Böhm est magnifique et sa prestation mémorable, tant par la qualité de son timbre que par l'énergie qu'elle dispense, comme dans son Ortrud, un des rôles dont je rêve et que j’espère aborder bientôt. Je crois me souvenir également d'avoir entendue Lisa della Casa qui brosse un portrait très intéressant et me souviens m'être dit qu'il s'agissait pour tout soprano d'un défi, car les premières phrases de l'opéra sont très basses et nous demandent d'aller puiser très loin nos réserves de souffle.
Lorsque je prépare un nouveau rôle j'écoute toutes les versions existantes, comme pour Tosca ! Mais là, celle de Callas surpasse toutes les autres. Elle est tellement parfaite que l'on se demande bien ce que l'on peut ajouter, même s'il faut continuer à chanter cet opéra. Le fait d'être toujours jugé par rapport à cette version légendaire est assez paralysant et frustrant, ce qui m'a conduit à abandonner très vite cette œuvre dans laquelle je ne me sentais pas très bien.

A Paris vous avez chanté de nombreuses fois depuis vos débuts au Châtelet dans Don Carlos en 1996, Wagner, Strauss, Verdi, Janacek et Tchaïkovski avec de metteurs en scène de renom (Bondy, Braunschweig, Dodin), mais il y en a un manque à l'appel, peut être le plus important : Chéreau. L'avez-vous rencontré et que pensez-vous de son travail et de son legs ?

K.M. : C'est exact ! J'en suis triste d'ailleurs car j'ai toujours souhaité travailler avec lui. J'en ai fait part à plusieurs reprises à mon agent et je me souviens l’avoir croisé lorsqu'il répétait au Met De la maison des morts, dans un couloir qui menait vers la cantine. J’étais là pour Tosca, j'ai voulu lui parler, nous avons échangé un regard, il m'a souri mais nous en sommes restés là. Comme je le regrette aujourd'hui. Son talent est immense, j'admire la beauté et la poésie qu'il a su insuffler au répertoire qu'il a touché : Bondy l'admirait également beaucoup. Il avait la réputation d'être très proche des gens avec lesquels il travaillait, de leur donner beaucoup d'amour et d'en recevoir en retour. De nombreux artistes m'ont parlé de leur collaboration avec des tremblements dans la voix. Chéreau aimait intensément chaque œuvre qu'il avait choisi de mettre en scène. J'ai vu certains de ses films, extrêmement érotiques, incroyables !

Vous avez toujours su vous séparer de certains rôles, il en est un cependant que vous n'avez interprété qu'une fois, au Châtelet en 2001, celui de Desdemona dans Otello. Pourquoi l'avoir si vite abandonné ?

K.M. J'aurais pu le chanter longtemps, mais je n'ai pas voulu. J'étais intriguée par la pièce originale dans laquelle on apprend que Desdemona a tout quitté pour suivre Otello, famille et patrie. Je pensais donc que cette femme devait avoir du caractère, cependant dans l'opéra tout cet aspect a été gommé et j'ai eu l'impression, en toute objectivité, que cela ne valait pas la peine, ce qui explique pourquoi je l'ai si vite abandonnée. Le rôle est vocalement intéressant, mais le personnage est totalement écrasé par cet homme face auquel elle pense la même chose et quand enfin elle ouvre la bouche, il est trop tard : pour moi c'est trop. Je me demande pourquoi Otello ne la tue pas au premier acte !
En 2001 j'étais parvenu à un niveau de notoriété me permettant déjà choisir les rôles qui m'intéressaient vraiment, c'est pourquoi j'ai privilégié ceux dont le potentiel dramatique était important. J'ai toujours pensé que je devais trouver de l’intérêt dans mes personnages sinon cela ne sert à rien. Voilà pourquoi je me suis séparée sans regret de Desdemona, pour aller vers des rôles plus forts comme Fidelio, un opéra génial et toujours d'actualité. D'autres ouvrages ont suivi et sont venus me contenter : il m'en reste encore quelques uns, dont La Fanciulla del west de Puccini par exemple !

Comment choisissez-vous vos nouveaux rôles et décidez-vous de les planifier : agissez-vous seule ou avec l'aide de quelqu'un en qui vous avez confiance ?
 
K.M. : Un peu des deux. J'ai de très bons coachs qui me font part de leurs opinions, mais vous savez, plus vous avez de succès et plus vous recevez de conseils, il faut donc savoir prendre le temps de la réflexion et avoir confiance en soi pour comprendre et faire face. Je chante depuis trente-deux ans professionnellement et je connais bien ma voix, j'ai travaillé avec de grands répétiteurs et leurs avis m'importent. A Londres, je travaille avec le pianiste David Syrus qui m'a beaucoup aidé au moment où j'ai abordé Salomé et Manon Lescaut - il me connaît depuis 1986. Il y a quelque temps je l'ai interrogé sur les rôles qui étaient susceptibles de me convenir et il est revenu avec une liste de quinze opéras. Après avoir chanté Arabella, je sais que je ne ferai pas Rosenkavalier, mais j'ai très envie de Färberin dans Die Frau ohne Schatten.

Vous avez toujours manifesté un grand intérêt pour la création d'œuvres contemporaines. D'où vient cette disponibilité ?

K.M. : J'ai souvent chanté la musique de Kaija Saariaho, car ses pièces vocales sont superbes. Je suis certaine qu'elles deviendront des classiques dans quelques années. Lorsque j'étais jeune je pensais qu'il était de mon devoir de chanter la musique de mon temps, car j’étais fière en tant que femme, mais aussi en tant que chanteuse de pouvoir exercer ce métier, de m'assumer, d'être dépendante, tout en faisant découvrir la musique contemporaine, ce que d'autres artistes par le passé ne pouvaient pas faire.
J'ai donc tout fait pour revendiquer clairement cette liberté, faire connaître le répertoire contemporain finlandais et entamer très tôt cette collaboration avec Kaija, jusqu'à Emilie à Lyon, une pièce controversée, commencée avec Mirage et Four Instants qui me sont chers. Mais vous savez la musique contemporaine prend du temps et coûte cher, car elle demande d'être travaillée avec des coachs et cela représente un investissement en temps et en argent. Il faut donc être un chanteur établi pour pouvoir défendre ce répertoire.

Vous êtes très proche du Met de New York, du ROH de Londres et bien sur des opéras de Finlande : pourquoi ne chantez-vous pas davantage en Suisse, en Allemagne, en Italie ou en Espagne ?

K.M. : J'aimerais être proche de Paris ! J'ai chanté dans ces pays, mais je suis régulièrement invitée aux Etats-Unis tout simplement parce que j'y vis. Il faut savoir qu'en Amérique la musique souffre de plus en plus et que le marché est serré, et je dois avouer que je suis heureuse de recevoir de nombreux engagements en provenance d’Europe. L'argent commence à manquer et tout ceci est effrayant ; il y a peu d'opportunité. Je suis tout de même satisfaite de pouvoir faire ma première Sieglinde à Houston, puis ma première Kostelnicka à San Francisco en 2016.

Justement pensez-vous que cette Sieglinde sera le meilleur test pour accéder un jour à Isolde, ou pensez-vous suivre l'exemple de Leonie Rysanek qui ne l'a jamais mise à son répertoire ?

K.M. : Je ne sais pas, nous verrons en temps et en heure, car j'ai de plus en plus de réserves sur Isolde. On m'a dit de chanter Sieglinde et de décider. Mais comme je vous l'ai dit, je crois que je préférerais aborder d'autres Strauss et, chez Wagner, Ortrud me fascine. Pour le moment je n'ai aucun projet à Paris ce que je déplore, mais j'ai fait savoir à Philippe Jordan que j'aimerais énormément travailler avec lui. Qui sait ce que l'avenir nous réservera ?...

Propos recueillis et traduits de l'anglais par François Lesueur, le 2 février 2015

(1) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/ariane-naxos-lopera-bastille-et-mattila-vint-naxos

Photo © DR

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