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Une interview de Jean-Sébastien Bou, baryton – "J'ai eu envie de faire de l'opéra en écoutant Pelléas et Mélisande"
Jean-Sébastien Bou (photo) est un des chanteurs français les plus complets ; homme de scène à la présence intense, musicien accompli, ce baryton à la personnalité complexe occupe une place particulière parmi les artistes de sa génération. Toujours à la recherche de l’interprétation la plus juste, en quête du jeu le plus naturel, cet « intranquille », tout ensemble inspiré par l'opérette, l'opéra et la langue française aussi bien que par le grand répertoire russe ou italien, s'est confié à nous, alors qu'il répétait Pelléas et Mélisande. Dirigé par Louis Langrée – invité surprise de l’interview qui suit ! –, Jean-Sébastien Bou incarne Pelléas du 9 au 17 mai au Théâtre des Champs Elysées au côté de la Mélisande de Patricia Petibon, dans une nouvelle production confiée à Eric Ruf.
Don Giovanni, Escamillo, vous voici à nouveau au TCE pour interpréter Pelléas, un rôle que vous avez abordé pour la première fois en 2000 ; depuis toutes ces années avez-vous le sentiment d'avoir percé la personnalité de ce personnage ?
Jean-Sébastien BOU : Après toutes ces années, je perçois toujours de nouvelles choses dès que je retrouve ce rôle que j'ai dû chanter une quinzaine de fois : il est rare de découvrir de nouveaux aspects tant sur le plan vocal que sur le texte, sur l'expression, avec d’autres partitions, mais celle-ci est particulière. Le fait que je ne sois pas la même personne qu'il y a un an, ou dix ans est également important dans la disponibilité qui est la mienne face à cette œuvre. On découvre sans doute plus de choses dans Pelléas quand on est dans « l'état » et je me rends compte qu'il faut se laisser submerger par le texte et la musique, sans avoir besoin de l'interpréter ; on doit avoir l'impression que ça coule de source, mas pas seulement, les paroles doivent nous traverser et la résultante, ce que l'on peut appeler l'interprétation, doit venir de ce que l'on apporte humainement. Je parle donc d'état, je ressens cela en répétition et sur scène en fonction du chef et du metteur en scène bien sûr, qui sont là pour nous aider et nous défendre de nous même, nous empêcher d'aller dans de mauvaises directions.
Vous êtes cependant le seul à ressentir cela, car nous spectateurs, ne pouvons pas le savoir, c'est de l'ordre de l'imperceptible.
J.-S.B. : Absolument et ça tombe bien car il y a du mystère dans Pelléas : le sujet s'y prête, l’argument, les personnages, l'orchestration. Plus ça va et plus je réalise que le travail le plus difficile consiste à ne pas essayer de faire, de fabriquer, mais d'être habité par ce que ressent le personnage, d'être disponible jusqu'à l'impudeur. Mais le public ne le sait pas et réagit de son côté en fonction de ses états d'âme. C'est en cela que cette musique et ce texte sont si humains, à l'image de notre metteur en scène, qui est d'une humanité immense.
Justement le fait que cette production ait été confiée à un comédien, scénographe, metteur en scène de théâtre et accessoirement directeur d'une prestigieuse maison, Eric Ruf, est-il pour vous un point fort qui vous a permis de fouiller encore plus profondément cette œuvre, que ce dernier qualifie de « pur fantasme ».
J.-S.B. « Pur fantasme ! » : ça dépend de quel point de vue on se place, oui car il s'agit d'un royaume étrange où tout ce qui se passe pourrait avoir été rêvé ; ce monde est tellement onirique. C'est une œuvre fascinante, sensuelle qu'à mon avis il ne faut pas chercher à intellectualiser, sinon on risque de tomber dans l'excès, alors qu'il suffit de se laisser faire, de se laisser porter par son propre imaginaire. Même si nous pouvons y mettre du symbolisme, je suis de l'avis de Louis Langrée qui ne cesse de répéter que le texte prend vie par les mots et leurs sens ; c'est pour cela que Debussy écrit des rythmes réguliers et qu'il faut justement éviter de les solfier...
Jean-Sébastien Bou (Pelléas) et Patricia Petibon (Mélisande) dans la mise en scène d'Eric Ruf © Vincent Pontet
Parlons si vous le voulez bien de votre principale collègue, Patricia Petibon : que ressentez-vous face à elle dans le rôle énigmatique de Mélisande, qu'elle a également abordé il y a plus de dix ans ?
J.-S.B. …. J'ai l'impression de voir Mélisande avec tout le mystère qui l'habite, c'est étonnant comme ce rôle lui va parfaitement : elle a vraiment cette « voix qui vient du bout du monde » et même pendant ses silences je parviens à rester en connexion avec elle. Je n’avais jamais chanté avec Patricia, ce qui est surprenant car on aurait pu nous confier ces rôles avant. Ce qui est intéressant avec Pelléas c'est qu'il faut toujours l'aborder comme si c'était la première fois.
Est-ce un texte qui vous accompagne une fois les représentations terminées et qu'il vous est facile de retrouvez quand vous le reprenez, où le perdez-vous entre deux productions ?
J.-S.B. : Il reste imprégné dans tout mon corps et c'est en cela aussi qu'il est plus humain que d’autres, dont il ne me reste que des bribes ; c'est une fois de plus très étrange. Quand on le chante pour la première fois on prend le temps de l'apprendre, mais une fois assimilé on ne peut plus s'en débarrasser.
Qu'est-ce que la présence en fosse de Louis Langrée qui voue une admiration sans borne à la partition, procure à l'ensemble de l'équipe et à vous en particulier ?
J.-S.B. : Cela procure à la fois un sentiment de bonheur, car il nous transmet son amour pour cette œuvre, pour la langue française que j'adore et d'inquiétude, car il nous dit beaucoup de choses que l'on croit comprendre et pouvoir traduire, qui devraient être évidentes et pourtant le fait de ne pas y parvenir immédiatement est assez frustrant ; nous avons l'impression que nous avons nous aussi ça en nous, mais n'arrivons pas d'emblée à l'exprimer. Je ne sais pas si je m'exprime correctement ? Je connais bien Louis avec qui j'ai fait de nombreuses choses et grâce à cela nous sommes dans la recherche, dans la découverte de ce qu'exprime la musique, sans avoir besoin de nous le dire. Nous sentons très précisément qu'il s'agit d'une machine qui se met en marche, que nous en faisons partie sans contrainte et en totale confiance : après, est-ce que nous allons y arriver, je n'en sais rien car il va falloir le traduire sans avoir l'air de contrôler ? Il n'y a que cette œuvre qui suscite pareille impression et il faut accepter ce mystère. Mais quel rôle difficile, haut pour nous, baryton, mais la tension est nécessaire, on doit la sentir.
Au même moment Louis Langrée arrive à l'improviste...
Louis Langrée © Benoit Linero
J.-S.B. : Louis, veux-tu te joindre à nous, car je dois répondre à des questions auxquelles tu pourrais apporter ton concours ?
Louis LANGRÉE : Ah, c'est une interview !
J.-S.B. : Sauf si ça t'ennuie !
L.L. Alors vous venez dans ma loge, nous serons plus à l'aise, non ?
Au piano Louis Langrée joue un des thèmes de Mélisande...
L.L. : Ce qui est difficile avec Pelléas c'est que ce n'est pas du théâtre de déclamation comme Ariane et Barbe Bleue qui a été écrite par Maeterlinck pour être chantée, Pelléas a été fait pour être parlé, ce qui change tout. Le danger c'est que cette « conversation » ne devienne bavardage.
Vous avez dit Louis Langrée, que pour aller au cœur de l’œuvre il ne fallait pas de décoration, mais privilégier l'épure, comme lorsque l'on chante le lied, la mélodie ?
J.-S.B. : Il ne faut pas essayer d'interpréter, qu'en penses-tu Louis ? quand la musique et le texte nous traversent, notre humanité fait office de filtre et le résultat, est-ce de l'interprétation, non je ne crois pas, c'est plutôt de se mettre dans la même résonance que le public.
L.L. : Le lied peut de la même façon devenir ampoulé et la seule beauté de la voix ne suffit pas ; dans aucun répertoire d'ailleurs, elle peut parfois passer si elle est accompagnée par un beau décor et de beaux costumes mais elle viendra distraire de l'essentiel. Un Pelléas réussi, c'est quand le spectateur ne s'identifie pas, mais devient Pelléas, ou Mélisande. Du coup ce n'est pas une interprétation. Voyez comme on peut prendre de différentes manières la simple phrase : « Il y aura mauvaise mer cette nuit » ; inquiétude, peur, désintérêt, mais si on va dans une seule direction, on perd le reste. On doit pouvoir éviter la psychologie pour ne conserver que le texte et son intensité.
Le texte justement doit être clair, intelligible, mais comment faire pour rester dans la simplicité, car la langue française est réputée difficile ?
J.-S.B. : En faisant confiance à ce qui est écrit, à ce que l'on ressent, à ce que l'on voit.
L.L. : Tu m'as fait prendre conscience d'une chose que je ne soupçonnais pas aujourd'hui en répétition, au sujet de la vocalité de Golaud, qui n'a rien à voir avec celle de Pelléas et par rapport à la langue qu'il faut « parler plus haut » selon le fameux adage de José Van Dam.
J.S.B. : On m'a déjà proposé Golaud, mais j'ai décliné la proposition, nous verrons plus tard ! Mais cela dépendra du Pelléas que l'on mettra à mes côtés.
L.L. : Je l'ai fait avec un ténor, Lawrence Dale, il y a vingt cinq ans, mais c'était tout de même tendu car il doit chanter à la cave tout le temps et quand il doit atteindre les aigus, ce n'est pas évident. Pour Mélisande il faut une présence plus qu'une voix. Il y a un autre opéra qui s'en rapproche, c'est Eugène Onéguine où le héros est un baryton et où l'on retrouve un théâtre de conversation. Tatiana est aussi dans les mêmes zones que Mélisande et d'ailleurs il n'y a pas d'air, mais une scène, celle « de la lettre ».
J.S.B. : C'est en effet de la conversation. Le début du 3ème acte avec les références à Tourgueniev me plait énormément. Dans Pelléas et Mélisande il y a l'expression de l'humain que je cherche à mettre en avant.
L.L. : Quand Pelléas lui dit « Donne-moi ta main », Melisande la lui refuse et il répond qu'il attendra, mais à ce moment elle déclare : « Je vois une rose dans les ténèbres ». C'est du symbolisme, mais il ne faut surtout pas le souligner, même pas l'imaginer, car cela signifie : « Merci de rester ». Si on imagine une rose, on passe à côté de ce que cela veut dire.
Vous souvenez-vous de la mise en scène de Pierre Strosser à Lyon ?
L.L. : Bien sur, pour moi c'est la vison qui a changé ma vie. Toute la première scène était un flash back... Avec François Le Roux qui chantait le rôle pour la première fois ; inoubliable !
Jean-Sébastien Bou (Pelléas) dans la mise en scène d'Eric Ruf © Vincent Pontet
Comment votre intérêt pour la musique française, dont vous chantez tous les genres et les styles est né ?
J.-S.B. : Je suis issu d'une famille de musiciens de la vieille école, mon père pianiste et directeur du Conservatoire de Champigny-sur-Marne, a eu pour professeurs Nadia Boulanger, Cziffra, Nat, des artistes qui ont transmis une chose qui est devenue assez naturelle chez moi, celle du goût de le langue française ; j'adore cette langue. Mon père me sortait beaucoup, un des avantages d'enfant de parents divorcés et grâce à lui j'ai assisté à de grands concerts. Vers 7 ou 8 ans, j'ai découvert, fasciné, Pélléas et Mélisande, que j’écoutais sans arrêt sur cassettes – qu'il fallait retourner tout le temps ! – et me suis plongé dans cette partition avec innocence, la musique produisant des sensations dont on est incapable d'analyser la nature. J'ai eu envie de faire de l'opéra en écoutant cette œuvre.
L.L. : A l'Opéra on se laisse séduire par la beauté des voix, mais on y trouve des choses terribles. Ce que j'aime chez toi, Jean-Sébastien, c'est ton imagination et ton besoin de chercher des choses tout le temps. L'histoire de Pelléas n'est pas si importante que cela, elle est assez banale, mais ce qu'elle permet de vivre en tant que spectateur, est incroyable. Regardez la complexité des personnages, ce que fait Golaud est monstrueux, mais est-ce un monstre pour autant ? Pourquoi agit-il comme cela, parce qu'il est orphelin, plus que par jalousie. J'ai compris cela en travaillant avec Stéphane Braunschweig à l'Opéra-Comique : il y a dans ce drame des secrets de famille que personne ne connaît, mais dont chacun a une idée. La généalogie des pères est fort intéressante : celui de Pelléas est en train de mourir et son frère le père de Golaud, qui ont le même grand-père, Arkel, aussi : mais que s'est il passé avant? Arkel pardonne tout à Golaud, mais pour quelles raisons ? Et pourquoi ne laisse-t-il pas Pelléas partir voir son ami qui meurt et se nomme Marcellus, comme dans Hamlet - c'est aussi Stéphane qui m'a fait remarquer cette analogie ! Ce n'est pas si évident. Cela n'a pas changé mon interprétation, mais l'a considérablement nourrie. Ni Debussy, ni Maeterlinck ne l'affirment, pour autant Debussy a choisi de supprimer la scène des servantes qui lavent le sang, mais justement que signifie ce pêché, ce sang versé ? La mort pour tout le monde ? Nous devons, même inconsciemment, recomposer ce qui s'est passé dans les générations précédentes. Golaud fait des choses monstrueuses mais ne fait que les reproduire ; il est fort et en même temps perdu, fragile, il veut savoir la vérité, mais ne la connaîtra jamais. Il est perdu tout le temps. Ses accès de violence sont effroyables, mais parce qu'au fond il ne sera jamais autre chose qu'un orphelin, sans amour. Geneviève s'est mariée avec le frère de son mari, comme dans Hamlet ce qui doit être insupportable. Golaud doit être consolé en permanence, cela n'excuse pas ce qu'il fait mais cela nous aide à le comprendre et à voir qu'il y a un amour entre ses deux frères malgré les difficultés, que Pélléas et Mélisande s'aiment, sont aspirés vers la lumière, que Mélisande aime Golaud et inversement. Voyez comme il est inquiet pour elle, pour lui, combien il souhaite que les choses s'améliorent.
Vous avez déclaré récemment à un confrère, qui vous interrogeait lors de la reprise de Don Giovanni à Versailles, « qu'une fois sorti de scène, vous pensez à plein de choses, ce qui est envahissant, alors qu'en scène vous faites le ménage ! » Comment y parvenez-vous et avec quelle conscience ?
J.-S.B. : J'ai vraiment dit ça comme ça ? Je constate cela quand j'entre en scène, où je suis dans une espèce d'état dans lequel je me sens en train d'étrenner au fur et à mesure, ce que j'ai envie de dire. C'est très difficile à expliquer. Quand je suis sur le plateau, je suis dans un autre espace temps qui me donne l'impression de ne plus avoir à penser, ce qui est très agréable ; toutes les scories, tout ce qui pourrit la vie disparaît et je m'en rends compte quand précisément je sors de scène, car pendant la représentation je ne souviens de rien ; je vis une expérience avec un chef et des collègues.
On vous dit « intranquille », qu'est-ce que cela signifie, que cache ce qualificatif ?
J.-S.B. : ... C'est une question difficile. Je suis impatient, jamais serein même quand je dors, car je pense, je cherche tout le temps et ne suis finalement heureux qu'en scène et plus que partout ailleurs. Quand je n'y suis pas, je souffre de ne pas y être. Attention, je ne suis pas dans l'intranquillité existentielle, j'aime ma vie, mes deux enfants, mais je suis malheureux en dehors de la scène, c'est une énergie vitale que je crois perdre quand je n'y suis plus...
Vous avez la chance de chanter un peu partout de Versailles à l'Opéra Comique en passant par Drottningholm, Moscou, Cologne ou Barcelone : y a-t-il un endroit où vous rêvez de vous produire et pour quelles raisons ?
J.-S.B. : Un endroit ? Non je ne crois pas. Pas d'envie particulière.
L.L. : Il a refusé un rôle dans un opéra du grand chelem dont je tairai le nom et je trouve cela formidable, car il a préféré le chanter ailleurs en meilleure compagnie, montrant ainsi que ce n'était pas le lieu mais avec qui et comment travailler qui comptait le plus à ses yeux. C'est très rare !
Propos recueillis par François Lesueur au Théâtre des Champs-Elysées, le 2 mai 2017
Debusssy : Pelléas et Mélisande
9, 11, 13, 15, 17 mai 2017 – 19h30
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.concertclassic.com/concert/pelleas-et-melisande-0
Photos © Vincent Pontet
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