Journal
Une interview de David Kadouch – « J’aime raconter une histoire au public en confrontant des œuvres. »

Concertclassic a rencontré un pianiste découvreur – et passionné de littérature ! – qui, après un concert Arvo Pärt à Tallin sous la direction d’Olari Elts, le 11 septembre, sera à Marseille le 20 septembre avec Pierre Génisson dans des pages de Schumann, Brahms, Saint-Saëns, De Falla, et au Festival Piano aux Jacobins de Toulouse le 24 septembre, dans le programme « Amours interdites ». Où l’on découvre entre autres une compositrice de veine très romantique nommée ... Landowska !
Pourquoi avoir choisi d’ouvrir votre programme par l’« Hommage à Piaf » de Poulenc ?
Je voulais avec ce disque évoquer plusieurs types d’histoires. Il est évident que Poulenc n’a pas été confronté à la même situation, aux mêmes tourments que Tchaïkovski, par exemple. Mais dans sa correspondance, on ressent sa souffrance. On la voit s’exprimer à travers sa musique, la mélancolie qu’elle exprime. J’ai d’ailleurs aussi enregistré la pièce qui porte ce titre.
« Alexis Weissenberg a publié ses transcriptions de Trenet sous le pseudonyme de « Mister Nobody » car, à cette époque-là, sortir des sentiers battus de la musique classique n’était pas bien vu. »
Le disque s’ouvre par l’« Hommage à Edith Piaf », et se termine par Avril à Paris de Charles Trenet, dans l’arrangement d’Alexis Weissenberg, manière de rendre un autre hommage à la chanson française. Cette transcription est très belle et poétique. Avez-vous connu Weissenberg, interprète très populaire, notamment via la télévision, dans les années 70 ?
Je ne l’ai pas connu. J’ai connu sa fille, qui venait aux cours de Dmitri Bashkirov, que je suivais. Elle était fascinée par son enseignement. Et j’ai alors abordé les enregistrements de son père. Alexis Weissenberg a publié ses transcriptions sous le pseudonyme de « Mister Nobody », car à cette époque là, sortir des sentiers battus de la musique classique n’était pas bien vu. Je suis tombé amoureux de cet air-là, dans cette transcription-là. Et c’était effectivement une manière de commencer avec Edith Piaf, dans la mélancolie, et de terminer avec cette évocation d’avril à Paris. Charles Trenet nous parle de joie, et annonce un printemps parisien amoureux.

© Marco Borggreve
« Dmitri Bashkirov était assez dirigiste, mais en même temps il nous réveillait ! »
Pouvez-vous, au passage, évoquer Dmitri Bashkirov ? Je me souviens d’un concert, il y a quelques années, au théâtre des Bouffes du Nord, au cours duquel plusieurs de ses élèves ont joué et, si tous étaient de formidables pianistes et montraient de riches personnalités, il était impossible de discerner un lien stylistique entre eux.
C’était un grand maître… une personnalité sanguine et parfois colérique. Mais il avait une manière d’enseigner qui faisait qu’on s’épanouissait. Il était assez dirigiste, mais en même temps il nous réveillait ! Oui, c’était un réveil à nous-mêmes. Je lui en suis très reconnaissant.
« Je ne voulais pas commettre d’erreur à propos de Tchaïkovski. La Russie a toujours entretenu une sorte de mystère à propos de sa sexualité, y compris actuellement. »
On trouve dans votre enregistrement deux transcriptions d’œuvres très populaires de Tchaïkovski : la paraphrase sur la Valse des fleurs de Percy Grainger, et le Pas de quatre du Lac des cygnes arrangé par Earl Wild ...
Je ne voulais pas commettre d’erreur à propos de Tchaïkovski. La Russie a toujours entretenu une sorte de mystère à propos de sa sexualité, y compris actuellement. J’ai donc lu sa correspondance. En particulier ses lettres à son frère, également homosexuel. Il lui disait qu’ils devaient combattre leur nature de toutes leurs forces, à défaut de quoi ils ne seraient jamais heureux. Il parle de leur mariage, comme étant une manière de mettre un terme aux on-dit, de faire taire les rumeurs. Il était très franc avec son frère. Casse-Noisette, écrit deux ans avant la mort du compositeur, est un retour à l’enfance, l’expression également d’une nostalgie. La symbolique de la dualité est présente dans le Lac des cygnes.

« La musique de Wanda Landowska est très romantique, très expressionniste, avec beaucoup de couleurs. »
Toutes les musiques du disque sont merveilleuses. Il réserve de grandes découvertes avec des pages d’Ethel Smyth et de Wanda Landowska. Si on connaît bien sûr cette dernière, comme claveciniste, les œuvres – admirables ! – que vous interprétez sont une révélation. Comment les avez-vous découvertes ?
Je travaille beaucoup avec La Cité des Compositrices, l’association créée par Héloïse Luzzati. Grâce à elle, j’ai pu déchiffrer nombre de partitions. Je savais que Wanda Landowska composait, car je suis fan du Concerto en ré majeur de Haydn dans la version de Martha Argerich – qui interprète une cadence de Landowska. Héloïse Luzzati m’a confié des partitions, et j’ai été ébloui par des pièces bien différentes de ce à quoi je m’attendais. On a affaire à une musique très romantique, très expressionniste, avec beaucoup de couleurs.
Vos derniers disques sont tous des voyages, avec une thématique. Avez-vous envie de retourner à des enregistrements qui, à l’instar de ce que vous avez pu faire avec Schumann dans le passé, seraient exclusivement consacrés à un compositeur ?
Je ne dirai pas non, car c’est peut être ce qui va m’arriver, mais ce que j’aime, c’est faire le travail d’un metteur en scène de théâtre, de raconter une histoire au public en confrontant des œuvres.

© Marco Borggreve
"Les Variations sur un thème populaire polonais de Szymanowski sont une sorte de parcours initiatique, une transcendance, une recherche de soi."
Les Variations sur un thème populaire polonais op. 10 de Karol Szymanowski constituent la partition plus longue de votre programme. Un chef-d’œuvre rarement interprété par les pianistes français ...
C’est une œuvre d’une grande complexité harmonique, très difficile à apprendre par cœur – et, de surcroît, techniquement très exigeante. Je l’ai entendue pour la première fois quand j’avais dix-sept ans, par un ami : Denis Kozhukhin. J’ai dû faire une sorte de transfert, en écoutant cette composition. Elle commence dans les tréfonds de l’âme et, au fil des variations, progresse vers la lumière, l’identité profonde du compositeur, qui subit des épreuves. Et en triomphe. C’est une sorte de parcours initiatique, une transcendance, une recherche de soi. L’ouvrage ne figurait pas à mon répertoire ; l’ai appris pour ce programme.

Dame Ethel Smyth par John Singer Sargent (1901) © Wikipedia.org
« Ethel Smyth était une personnalité incroyable, qui s’est battue pour les droits des femmes, elle a même fait de la prison … »
Autre grande découverte : trois œuvres d’Ethel Smyth …
Oui, j’ai en particulier trouvé une pièce intitulée Aus der Jugendzeit (De la jeunesse), où Ethel Smyth codifie les initiales de son amour, Elisabeth Von Herzogenberg, épouse de son professeur. A cet égard, Hervé Lacombe le dit parfaitement, dans le texte qui accompagne le disque (2), « La destinataire de cette musique est symbolisée par la quinte Mi-Si, qui est la transcription des ititles E.H. Tout un monde de sentiments, d’amour sans doute, contenu dans deux lettres, qui sont deux notes ».
Ethel Smyth a, du reste, écrit une autobiographie fantastique dans laquelle elle évoque son amour pour Elisabeth Von Herzogenberg. Ethel Smyth était une personnalité incroyable, qui s’est battue pour les droits des femmes, elle a même fait de la prison … Elle s’est amourachée de Virginia Woolf, qui l’a rejetée…Elle la comparait même à un vieux crabe ! J’adore également les deux autres compositions (Nocturne, Pièce en mi majeur) retenues pour ce programme.
« Quand je lis une phrase qui me bouleverse, je la souligne, je la relis, elle m’imprègne comme si c’était un tatouage. »
Dans le texte qui accompagnait votre précédent CD, « Les musiques de Madame Bovary », vous évoquez votre amour de la littérature. Et puis, vous aimez parler des musiques consolatrices. Puis-je me permettre une question « piège » ? Entre la littérature et la musique, quel est à votre sens l’art le plus consolateur ?
C’est une belle question. Quand on écoute de la musique, il y a un aspect consolateur, car on se sent compris, reconnu. Quand on joue de la musique, quelque chose d’autre se met en place. Il y a un aspect cathartique extrêmement fort, qui relève presque du domaine du sacré quand cela se passe bien. Nous « parlons », comme si c’était nous-mêmes qui nous exprimions, comme si les choses nous arrivaient à nous-mêmes. Dans la littérature, il y a quelque chose d’un peu plus distancié, peut être, mais qui reste peut être davantage. Quand je lis une phrase qui me bouleverse, je la souligne, je la relis, elle m’imprègne comme si c’était un tatouage.

Reynaldo Hahn © DR
« Sous une joliesse apparente, la musique de Reynaldo Hahn dit des choses très profondes. »
Parlons enfin de Reynaldo Hahn, dont vous interprétez, notamment, une version à deux mains d’un extrait du Ruban dénoué, originellement à deux pianos.
J’aime énormément cette œuvre. Et la transcription n’a pas été difficile à réaliser, tant je l’aime cette musique et la connais bien. Le thème d’ouverture (Décrets indolents du hasard) est très entêtant. Il tourne sur lui-même. Composé d’une cascade d’accords, d’humeur très mélancolique. Hahn est un compositeur post-romantique qui est resté fidèle à lui-même, à son courant. Sa musique est d’une très grande pudeur. Sous une joliesse apparente, elle dit des choses très profondes. Le clin d’œil à la relation qu’entretenait Reynaldo Hahn avec Marcel Proust se trouve dans le portrait d’Anton Van Dyck que j’interprète sur ce disque. Une page inspirée par un texte de l'écrivain.

« Sandrine est une artiste exceptionnelle qui me fait entrer dans le monde incroyable du duo chant/piano. »
On vous retrouvera le 23 mars prochain au Théâtre de l’Athénée (2), au côté de Sandrine Piau, avec laquelle vous avez déjà enregistré un programme intitulé « Voyage intime » (Alpha). Comment votre collaboration a-t-elle démarré ?
C’était à l’occasion d’un concert londonien, au Wigmore Hall – la pression était très forte, je m’en souviens ... En fait c’est une personnalité qui inspire énormément. L’échange avec elle est passionnant ; j’y prends beaucoup de plaisir et j’apprends beaucoup. Sur la manière dont les mots colorent les notes, etc. Sandrine est une artiste exceptionnelle qui me fait entrer dans le monde incroyable du duo chant/piano. Nous allons préparons un deuxième disque.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 7 juillet 2025

(1) « Amours interdites » - CD Mirare
(2) www.mirare.fr/wp-content/uploads/2024/11/BOOKLET-23P-MIR708.pdf
(2) www.athenee-theatre.com/saison/spectacle/sandrine-piau-david-kadouch.htm
David Kadouch & Pierre Génissson
Œuvres de Schumann, Brahms, Saint-Saëns & De Falla
20 septembre 2025 – 18h
Marseille - Palais du Pharo (salle La Major)
www.marseilleconcerts.com/event-details/pierre-genisson-et-david-kadouch
En récital au Festival Piano aux Jacobins
Programme "Amours interdites"
24 septembre 2025 - 20h
Toulouse - Cloître des Jacobins
www.concertclassic.com/concert/david-kadouch-46e-festival-international-piano-aux-jacobins
Site de David Kadouch : www.davidkadouch.com/
Photo © Marco Borggreve
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