Journal

Une interview d'Anne Sofie von Otter – « Il faut faire travailler son imagination !

Rares sont les artistes qui parviennent s’inscrire sur la durée en donnant le sentiment d’avoir su s’adapter à l’évolution de leur métier et de se renouveler régulièrement. A plus de soixante ans, Anne Sofie von Otter est toujours là, heureuse d’exercer son art en multipliant les expériences, en concert, à l’opéra ou en studio, lieu qu’elle a toujours beaucoup apprécié. De passage à Paris où elle interprétait Berlioz (1) et au moment où  paraît« So many things », nouvel album de chansons enregistré (chez Naïve) avec le Brooklyn Rider Quartet, la cantatrice suédoise a répondu à nos questions en acceptant de revenir sur sa carrière et de nous parler de ses projets.
On la retrouve bientôt à Bruxelles, le 8 novembre au Conservatoire Royal, dans le cadre de la saison de La Monnaie. Quant à Paris, il faudra patienter jusqu’au 7 mars pour l’entendre, au Théâtre des Champs-Elysées, lors d’un hommage à la chanson française, de Piaf à Brel.

Un nouvel album de chansons, des Noces de Figaro pour DG, un nouveau rôle l'été dernier à Salzbourg, les Nuits d'été au Festival de la Côte-Saint-André (3) et à Paris, il n'est pas si fréquent de nos jours pour une chanteuse de votre stature, d'avoir une activité aussi dense après une aussi importante carrière. Imaginiez-vous que cela soit possible lorsque vous avez débuté ?
 
Anne Sofie VON OTTER : Non, je n'ai jamais rien imaginé, surtout à mes débuts, je n’avais pas de plan de carrière, aucune idée préconçue, j'ai simplement eu de la chance car les choses se sont enchaînées sans difficulté, avec l'aide de mon premier agent qui m'a beaucoup aidée, mais qui est morte assez tôt ; elle savait ce qui était bon pour moi, a imaginé la construction de ce qui allait devenir une carrière, les récitals, quelques opéras avec des chefs choisis et du temps pour moi en Suède, car elle avait compris que cela m’était vital. J'ai toujours eu besoin de me ressourcer, pour recharger les batteries et m'y suis tenue tout au long de ces années. Aujourd'hui que les enfants sont grands et parce que mon mari travaille beaucoup, je peux faire quelques exceptions et profiter de ces derniers moments, car ma carrière n’est pas éternelle (rires). J'ai en quelque sorte passé une nouvelle vitesse et je fais ce que je veux car j'ai conservé une grande énergie, supérieure à la moyenne, au point que l'on me demande souvent quel est mon secret. Je ressens tout de même parfois le stress, mais si je suis préparée et en bonne santé, ça marche.
 
Qu'est-ce qui a été le plus difficile pour vous, vous faire une place dans ce métier réputé difficile, ou la conserver tout au long de ces années ?

A.S.V.O. : La conserver bien sûr ! Au départ j'étais jeune, j’avais un peu de talent, la chance de travailler avec de grands chefs qui ont cru en moi, des rôles qui m'allaient très bien et dans lesquels je ne prenais pas de risques irrémédiables. Tout s'est ensuite enchaîné et j'ai eu la possibilité de graver de nombreux disques qui m'ont aidée à consolider ma carrière. J'en ai fait énormément, parfois dix par an, c’était incroyable surtout quand on sait que cela n'existera plus parce que l'industrie a totalement changé. J'ai adoré me retrouver sur de tels projets, m'occuper des plannings, des répétitions, apprendre à chanter devant les micros, puis avec un micro. Me retrouver en studio, où je pouvais utiliser ma fantaisie, mon imagination, comme je le voulais, avec mes propres images, m'a beaucoup apporté. En studio nous avons le temps, nous ne sommes pas obligés de chanter pour le public, nous nous retrouvons dans un tunnel positif. J'aime chanter sur scène, mais il faut faire attention au public dont on ne sait jamais ce qu'il pense vraiment, alors qu'en studio je ne pense pas à tout cela.

Anne Sofie von Otter et le Brooklyn Rider Quartet (johnny Gandelsman, Colin Jacobsen, Nicholas Cords, Eric Jacobsen) © Erin Baiano

Quand on regarde votre carrière, on peut immédiatement parler de sa richesse mais aussi de sa variété en termes de répertoire, d'expériences réalisées, sans que jamais votre image en pâtisse, ce qui n'est pas si fréquent. Vous souvenez-vous comment cela est arrivé ?

A.S.V.O. : Ce n'est plus aussi rigide qu'avant, il y a de plus en plus d'artistes qui ont souhaité casser cet aspect en faisant du cross-over. Pour ce qui me concerne, je crois qu'il s'agit d'un don, je ne suis pas la seule à la posséder. Regardez Laurent Naouri qui peut passer d'un genre à l'autre très  facilement en utilisant une zone de la cervelle qui aurait pu ne pas être stimulée ; il fait ce qu'il veut grâce à cela. Vous l'avez vu dans Les Parapluies de Cherbourg ? Il était formidable ! J'ai fait une tournée avec lui et Emmanuelle Haïm récemment, dans un programme d’œuvres baroques françaises et il m'a fait grande impression : c'est un grand artiste. De mon côté je ne prends pas de risque vous savez, je n'improvise pas quand je chante des répertoires éloignées du sacro-saint classique, je me prépare, j'essaie d'être libre avec le rythme pour ne pas être gênée, mais je n'improvise pas car cela me fait peur. Si je sais que ce que j'ai mis en place fonctionne, je me lance. Pour revenir à votre question, tout a commencé avec la proposition qui m'est venue de DG d'interpréter un album Weill, que j'ai abordé avec une voix classique, mais ce premier essai en compagnie de Gardiner m'a d'emblée intéressée. Ute Lemper venait de faire son disque Weill avec John Mauceri et cela m'a donné l'envie d'expérimenter ce pan de la musique qui m'était jusque-là interdit. Puis il y a eu le disque de Noël avec Bengt Forsberg et j'ai eu envie d'essayer d'autres choses. Mais en fin de compte cette part ne représente qu'un petit pourcentage dans ma carrière, car on m'engage surtout pour l'opéra. Mon agent a toujours du mal à vendre un type de concert pop, ou de chanson française vous savez ; on ne sait pas toujours à quel public cela peut s'adresser, il faut un micro. Alors que nous avons tous envie de chanter avec un micro, c'est tellement plus facile ! (rires).© Mats Backer

Lorsque l'on a travaillé avec des chefs aussi prestigieux que Solti, Kleiber, Abbado, Rattle ou Levine, est-il facile de croire en la nouvelle génération et qu'attendez-vous généralement d'elle ?

A.S.V.O :… De nouveaux chefs ? Mais nous pouvons très bien nous entendre... est-ce que François-Xavier Roth fait partie des jeunes ? Tout s'est bien passé avec lui et avec Spinosi aussi. C'est une question de musicalité, d'écoute, de réactivité. Si le chef écoute le chanteur, les réactions entre eux sont immédiates, c'est très instinctif, un changement de tempo doit aller très vite, si l'un de nous n'a pas réagi à temps c'est fichu. Il faut que cela se fasse dans l'instant, comme j'ai pu le vivre avec Abbado, Gardiner et Minkowski. J'ai chanté Les Nuits d'été avec Levine et Gardiner, mais avec Marc nous sommes partis en tournée et j'ai vraiment trouvé à son contact des éléments que je n'avais pas ressentis ailleurs et eu accès à une connaissance en profondeur de la partition que je garde précieusement.
 
Avez-vous eu l'envie ou l'opportunité de rencontrer Régine Crespin pour discuter de Berlioz ?

A.S.V.O. : Nous sommes des chanteuses si différentes ! Je la respecte et plus encore aujourd’hui, avec l'âge, car je sais faire la part des choses entre sa voix, sa génération et moi qui viens du baroque alors qu'elle venait du classique et possédait une voix plus large. Pour moi c'est un autre monde. Je peux comprendre pourquoi sa version [des Nuits d’été] est pour beaucoup de mélomanes la meilleure, mais je ne l'ai pas rencontrée. J'écoute en revanche tout le temps Christa Ludwig, mais pas pour le répertoire français, pour le reste. Je l'ai croisée cet été à Salzbourg. J'ai le plus grand respect pour elle. Nous avons peu discuté, elle m'a juste demandé ma taille, après une masterclass où elle était très entourée ...

© Mats Backer

Justement les chanteurs sont appelés de plus en plus tôt à donner des masterclasses. Quand avez-vous réalisé que vous étiez prête à transmettre vos connaissances aux jeunes ?

Cela a commencé il y a quelque temps lorsque de jeunes musiciens m'ont demandé de leur apprendre à chanter Sesto, mais la première masterclass officielle a eu lieu au Danemark. J'aime me consacrer à ce travail mais j'ai peu de temps et cela demande beaucoup d’énergie et de voix et je ne peux pas toujours combiner masterclasses et activité musicale, étant toujours très prise : c'est fatigant. Mais ce qui me frappe c'est que ces jeunes ont peu accès à leur imagination et à leur fantaisie, ils chantent ce qu'ils ont appris, ils ont regardé la partition mais ce qui en ressort est unidimensionnel et je le leur reproche. Si on me demande pourquoi j'ai fait une carrière, ce n'est pas parce que je possédais une voix extraordinaire, mais parce que j'ai su très tôt qu'il fallait utiliser son intelligence, sa musicalité bien sûr, mais surtout faire travailler son imagination, être en quelque sorte son propre metteur en scène, pour chaque phrase que l'on doit chanter, en faisant ressortir sa propre personnalité. Les jeunes ont l'air de le découvrir. Certains le comprennent quand même et je les repère tout de suite. Harnoncourt m'a fait comprendre que la musique était une matière vivante et pas un musée et quand je chantais dans des chorales, nous avons travaillé avec lui en Suède. Nous avons fait des concerts qui sont restés de grands moments pour moi ; il utilisait énormément de métaphores pour expliquer la musique et j'aime les chefs qui se servent de ce moyen pour stimuler notre imagination. Les jeunes qui font des études classiques écoutent des choses sur youtube et croient qu'il suffit d'avoir une voix dotée d'un bel aigu. Les professeurs sont également en partie responsable …
 
L'été dernier à Salzbourg vous avez créé le nouvel opéra de Thomas Adès The Exterminating Angel, une partition que vous reprendrez au printemps prochain à Covent Garden, avec le metteur en scène Tom Cairns et sous la direction du compositeur(4). Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette pièce inspirée du film de Luis Buñuel tourné en 1962, véritable huis clos surréaliste ?

A.S.V.O. : J'ai eu de la chance car il y a quatorze personnages en scène, tout le temps, ainsi que des serviteurs et j'ai hérité d'un personnage de femme âgée, malade et fragile, soignée par un médecin qu'elle vient voir et dont elle tombe amoureuse ; il s'agit de John Tomlinson. Puis elle délire en raison de sa maladie et parce qu'elle ne mange pas, ce qui lui procure de terribles cauchemars la nuit. Thomas m'a écrit des scènes courtes mais très fortes. J'ai adoré ce rôle, la musique est géniale - et j’utilise rarement ce mot. C'est fou comme on peut se rendre compte de la manière dont la musique bouillonne dans la tête de Thomas.
 
Quel rêve voudriez-vous accomplir dans le futur ?

A.S.V.O. : J'aspire seulement à pouvoir faire de la musique car j'adore chanter et j'espère pouvoir continuer. Quand je ne pourrai plus, j'enseignerai un peu mais je prendrai aussi du temps pour me faire plaisir, voyager, ne rien faire, chose que je ne sais pas mettre en pratique.
 
Propos recueillis par François Lesueur le 30 septembre 2016.

logo signature article
(1) concert donné au TCE le 29 sept. 2016 par l'Orchestre National de France dirigé par Fabien Gabel
(2) 1CD Naïve V 5436 (dist. Believe)
(3) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/les-siecles-et-francois-xavier-roth-au-festival-berlioz-renouvellement-et-emotion-compte
(4) Du 24 avril au 8 mai 2017, à la Royal Opera House : www.roh.org.uk/productions/the-exterminating-angel-by-tom-cairns

Anne Sofie von Otter, Brooklyn Rider Quartet
Œuvres de Glass, Shaw, Jacobsen, Adams, Braxton, Muhly, Björk, Costello, Bush
8 novembre 2016
Bruxelles – Conservatoire Royal
www.lamonnaie.be/fr/program/32-anne-sofie-von-otter
 
 
Hommage à la chanson française
7 mars 2017 – 20h
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison/recital-de-chant/anne-sofie-von-otter-rikard-wolff?parentTypeSlug=recital-musique-de-chambre
 
Photo Anne Sofie von Otter © Mats Backer

Partager par emailImprimer

Derniers articles