2025 marque le 150e anniversaire de la première de
Carmen, le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique, avec Célestine Galli-Marié (
photo, 1837-1905) dans le rôle-titre. Si le nom de la chanteuse est connu, il restait encore à faire pour éclairer la carrière de celle qui a eu le privilège d’incarner l’un des plus universellement célèbres personnages du répertoire lyrique. Tâche accomplie par Patrick Taïeb, qui signe un « Et Célestine Galli-Marié créa Carmen » dans la collection de poche coéditée par Actes Sud et le Palazzetto Bru Zane (1). Un ouvrage aussi indispensable par la richesse toujours très accessible de son contenu, qu’abordable par son prix et pratique par son format.
Marquée par la pédagogie de son père
Dès le premier chapitre, la façon dont tout au long de l’ouvrage l’auteur s’attachera à considérer son sujet en fonction du contexte de la vie lyrique du XIXe siècle se manifeste. Et de nous conter ensuite le parcours d’une personnalité singulière, qui sa vie durant parvint à faire croire qu’elle était née en 1840, alors qu’elle avait vu le jour trois ans plus tôt à Paris – ce qui n’a été établi qu’assez récemment. Fille d’un chanteur (d’abord ténor, puis baryton) et professeur de chant, Mécène Marié de l’Isle, Célestine fut profondément marquée par la pédagogie de son père : « L’originalité revendiquée par la méthode Marié consiste à favoriser la singularité de la voix et à soigner la diction, souligne Patrick Taïeb. La formation de Galli‐Marié n’a pas consisté à ranger sa voix dans une “taxinomie” préétablie ni à l’entraîner à briller par la rondeur du son et dans une classe en particulier. Elle visait à développer ses qualités propres, avec, sans doute, le
si bémol comme note médiante. »
1858 : Galli-Marié débute à Strasbourg
Stimulée par l’exemple d’artistes telles que Rosine Stolz ou Pauline Viardot, elle aspirait à une carrière de « Forte chanteuse », pour reprendre la terminologie de l’époque, lorsqu’elle fit ses premiers pas sur scène. Strasbourg eut le privilège d’accueillir sa première apparition, le 2 décembre 1858 ; on la retrouva par la suite à Lisbonne, Toulouse et Rouen en 1862. Cette étape normande donna l’occasion – le document présenté ci-après l’atteste – au compositeur et chroniqueur Amédée Méreaux (1802-1874) de saisir toute l’originalité et le potentiel de l’artiste en une année marquée un peu plus tôt par sa nomination à l’Opéra-Comique – une décision de l’avisé Emile Perrin. C’est par une
Servante maîtresse vivement applaudie, en août 1862, que la relation privilégiée de Galli-Marié avec la salle Favart avait commencé. Elle se allait se prolonger jusqu’en 1878. On retient évidemment de ces années la création de
Carmen, mais l’intérêt de l’ouvrage de Patrick Taïeb est de permettre de découvrir les seize autres créations auxquelles la chanteuse prit part.
> Les prochains concerts de Carmen <
Un enregistrement d’Eva Zaïcik pour illustrer la carrière de Galli-Marié au Comique
Un bonheur ne venant jamais seul, parallèlement à la sortie du livre sur Galli-Marié, Alpha publie un enregistrement d’Eva Zaïcik, accompagnée par l’Orchestre national de Lille emmené par Pierre Dumoussaud. Sous le titre « Rebelle, un hommage à Célestine Galli-Marié », on découvre des extraits d’ouvrages, connus ou bien plus rares, inscrits parmi les créations (Carmen évidemment, mais aussi Mignon de Thomas, Fantasio et Robinson Crusoé d’Offenbach, Don César de Bazan de Massenet, Fior d’Aliza de Massé, Le Passant de Paladilhe, etc.) et les reprises de rôles de la chanteuse (Mireille de Gounod, Les Porcherons de Grisar). Un récital de bout en bout caractérisé par l’engagement et le propos racé d’une interprète parmi plus douées et les plus complètes de sa génération. Un enregistrement auquel le Palazzetto Bru a apporté son concours ; le complément indispensable de l’ouvrage de Patrick Taïeb.
Si ce dernier se penche sur bien des aspects de la carrière de Galli-Marié en dehors de Carmen. La participation de la chanteuse à cette œuvre occupe une place de choix – et particulièrement détaillée. Participation à sa création scénique évidemment, mais aussi à travers l’attention qu’elle prêta au travail de Georges Bizet une fois engagée dans l’aventure de Carmen à partir de la toute fin de 1873 et la manière dont, par son sens musical, son formidable instinct scénique – un drame survenu dans son entourage familial aussi – elle influa sur le profil du rôle-titre de l’ultime réalisation lyrique du compositeur.
Comme on l’a écrit plus haut, ce 91e épisode des Archives du Siècle Romantique remonte à l’année 1862 et à la prestation de Célestine Galli-Marié dans la Servante maîtresse au théâtre des Arts de Rouen, qui inspira à Amédée Méreaux un commentaire aussi perspicace que ... prophétique !
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Journal de Rouen, 14 octobre 1862
Théâtres-des-Arts. Première représentation de La Servante maîtresse
Nous avons tout dit sur La Servante maîtresse dans la double biographie que nous avons donné de Pergolèse et de Monsigny, le 2 septembre dernier, mais nous avons beaucoup à dire sur la représentation de ce petit chef-d’œuvre à Rouen avec Mme Galli-Marié. Disons tout de suite que le succès de vogue obtenu tout récemment par cette éminente artiste dans le rôle de Zerbine, à l’Opéra-Comique, est parfaitement justifié par le talent ravissant qu’elle y révèle comme comédienne et comme cantatrice.
La voix de Mme Galli-Marié dans le chant est belle, distinguée, sympathique. Son organe dans le dialogue a les mêmes qualités au plus haut point de perfection. Sa prononciation est pure, son articulation fine, sa diction vraie, naturelle et d’un esprit charmant. En l’entendant parler, on se prend à regretter qu’elle chante, on voudrait qu’elle ne fût que comédienne ; mais quand on l’entend chanter, on sent combien on aurait eu à regretter qu’elle ne fût pas cantatrice. C’est ce talent double et si parfaitement équilibré qui a séduit les Parisiens et qui assure à Mme Galli-Marié une place exceptionnelle dans le monde lyrique. Elle est appelée à créer un emploi qui aura tout le cachet d’une ravissante individualité.
Célestine Galli-Marié par Etienne Carjat (Le Masque, 28 mars 1867) © Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
À Paris, c’est bien ainsi qu’on l’a jugée ; mais, nous en demandons bien pardon au public parisien, il n’a pas pu encore complètement apprécier l’organisation musicale et scénique de Mme Galli-Marié, puisqu’il ne l’a vue et entendue que dans un rôle de comédie lyrique. C’est à Rouen que nous avons pu reconnaître tout ce qu’il y a de riche dans sa nature artistique, en la voyant jouer et chanter
avec une merveilleuse souplesse d’intelligence scénique et de charme vocal les rôles d’Azucena dans Le Trouvère, de Léonor dans La Favorite, de la reine Mabb dans La Bohémienne (de M. W. Balfe ndlr). Certes, quand on voit et qu’on entend ensuite la même artiste détailler le rôle de Zerbine dans La Servante maîtresse, avec une finesse, une verve, un sentiment élevé de la scène, qui conviendraient à une interprète de Molière, et avec une convenance de style, une sagacité d’interprétation, sans lesquelles on ne saurait rendre la musique plus que centenaire de Pergolèse, et que Mme Galli-Marié possède au plus haut degré, on ne craint pas de dire qu’elle est destinée à la création d’un emploi mixte sur la scène de l’Opéra-Comique, tel que peuvent seules en créer des organisations analogues à celles des Malibran et des Viardot.
Le succès de Mme Galli-Marié a été complet à Rouen comme à Paris. Mais, à chaque nouvelle représentation, on sentira mieux les délicatesses de son jeu, les spirituelles nuances de son chant, parce que l’on comprendra mieux les finesses scéniques de son rôle et la musique si vraie, si parlante, si expressive de Pergolèse. […]
Amédée Méreaux
(1) « Et Célestine Galli-Marié créa Carmen » par Patrick Taïeb / Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 368 pages, 12 €
(2)« Rebelle, un hommage à Célestine Galli-Marié » - Eva Zaïcik, Orchestre national de Lille, Pierre Dumoussaud ( 1CD Alpha – 1128)
Photo © Portrait de Célestine Galli-Marié par Saint-Edme ( Edmont de Choisy, dit)
Musée Carnavalet, Histoire de Paris
PH50881
© Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris