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Une interview d’Adriana González, soprano – « Je ne veux pas brûler les étapes »

 

 
Ancienne élève de l’Académie de l’Opéra de Paris, lauréate du concours Operalia en 2019, la soprano guatémaltèque Adriana González revient cet automne en région parisienne pour une double actualité : Echo et Narcisse de Gluck en concert à l’Opéra de Versailles le 21 octobre (1), et Micaëla pour deux dates lors de la reprise de Carmen à l’Opéra Bastille, les 30 novembre et 3 décembre (2). En attendant ses débuts au festival de Salzbourg l’été prochain ...
 
Comment devient-on cantatrice lorsqu’on naît dans un pays sans maison d’opéra ?
 
En effet, au Guatemala, il n’y a pas de compagnie d’opéra établie. Il y a les infrastructures – le théâtre national inclut la salle Efraín Recinos, de 3000 places, une salle destinée à la musique de chambre, et un théâtre de plein air – mais l’État ne soutient pas les spectacles lyriques, qui relèvent donc toujours de l’initiative privée. Avant les années 1950, l’opéra était un genre vivant au Guatemala, mais la moitié de l’orchestre et beaucoup d’artistes du chœur sont morts dans un terrible accident d’avion ; comme la plupart d’entre eux enseignaient au conservatoire, cela a créé un manque de professeurs, et la situation commence seulement à se redresser. Le baryton Luis Felipe Girón-May, qui avait fait une grande carrière en Italie, était l’un des rares à enseigner le chant.
 
Alors comment avez-vous su que vous vouliez devenir chanteuse ?
 
Ma mère aimait l’opéra, mais elle écoutait surtout des disques des dernières années de Callas, quand les aigus bougeaient un peu, et quand j’entendais ça, à 7 ans, je lui disais : « Maman, pourquoi tu écoutes ça ? Ce n’est pas très joli, parfois ! » Elle regardait aussi des retransmissions d’opéra à la télévision, mais j’étais trop petite. Ensuite, j’ai pris des cours de piano, et après le lycée, j’ai voulu me lancer dans la musique ; comme il n’y avait pas de formation vocale proposée à l’université, j’ai dû prendre des cours particuliers, avec Bárbara Bickford. Je voulais faire du rock et du jazz, mais ma professeur m’a dit : quoi que tu veuilles chanter, apprends la technique classique, afin de savoir comment le corps fonctionne pour créer du son. Elle m’a donné des partitions d’Arie antiche, et les disques enregistrés par Cecilia Bartoli et Dmitri Hvorostovsky. C’est là que je suis tombée amoureuse des voix d’opéra. Quand j’étais adolescente, je ne trouvais jamais les mots pour exprimer ce que je ressentais ; avec cette musique, j’ai eu l’impression que les gens me comprenaient enfin !
 

Adriana González & Iñaki Encina Oyon © Marine Cessat-Bégler
 
Après, les choses sont allées très vite, non ?
 
De 2009 à 2012, j’ai fait mon Bachelor of Arts à l’Universidad del Valle, et à la sortie, j’étais un peu perdue. J’ai d’abord donné des concerts où je devais tout payer moi-même – la location de la salle, le pianiste, mes éventuels partenaires. J’ai alors entendu parler du World Youth Choir, dans lequel j’ai été prise. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’Iñaki Encina Oyón (3), et cette rencontre a décidé de ma carrière, un hasard tout à fait improbable ayant voulu qu’une Guatémaltèque rencontre un Basque à Chypre ! J’avais 19 ans et je rêvais de chanter Mimì ; il m’a conseillé de m’inscrire dans un Opéra Studio. Six mois plus tard, alors que ma demande au conservatoire de San Francisco avait été refusée, il m’a proposé de le rejoindre à Paris pour un projet qu’il avait. Je suis venue sans hésiter, Iñaki a eu la gentillesse d’organiser pour moi une audition pour l’Académie de l’Opéra de Paris. Ils m’ont invitée à participer à une production de Don Giovanni à Bobigny, puis ils m’ont gardée.
 
Peut-on dire que Mozart vous porte chance ?
 
Après Zerlina, on m’a fait chanter Despina, car j’étais beaucoup plus jeune que les autres membres de l’Académie : j’avais 22 ans, alors que des gens comme Elodie Hache, Andreea Soare ou Kevin Amiel étaient beaucoup plus prêts que moi à aborder les grands rôles. Je ne me sentais pas du tout au niveau, donc j’ai pris des cours en plus. Iñaki m’a recommandé de travailler avec Lionel Sarrazin, et cela m’a bien aidée. La nature m’avait donné les bases, mais j’ai dû aussi fournir pas mal d’efforts… Au Guatemala j’avais chanté des scènes de Suzanne et de Fiordiligi, mais jamais le rôle entier. Après, il y a eu la Comtesse des Noces à Nancy en 2020, que je vais retrouver à Salzbourg l’été prochain !
 
Comment est arrivée cette prestigieuse invitation ?
 
En septembre 2020, alors que je faisais mes débuts à Francfort, dans le rôle de la Comtesse, justement, j’ai appris qu’il y avait dans la salle Evamaria Wieser, directrice de casting du festival. Peu après, j’ai reçu un courriel de René Massis, mon agent : on voulait m’entendre en audition à Vienne. J’y suis allée, ils ont été convaincus, et voilà comment je serai la première Guatémaltèque à se produire au festival de Salzbourg ! Tout juste dix ans après mon arrivée en France… J’en ai la chair de poule, rien qu’à y penser.
 
De Mozart à Gluck, il n’y a qu’un pas…
 
La seule production dans laquelle j’ai chanté au Guatemala, c’était Orphée et Eurydice, où j’interprétais le rôle de l’Amour. Pour Echo et Narcisse, le Concert Spirituel m’a envoyé la partition en me disant qu’Hervé Niquet souhaitait que j’interprète Echo. J’ai regardé, j’ai vu que cela ne posait pas de problème particulier, et j’ai accepté. Une seule date est prévue, mais il y aura un disque, et ce sera la première intégrale d’opéra que j’enregistre.
 

Micaëla au @ Dutch national Opera 
 
Et le rêve de chanter Mimì s’est également réalisé ?
 
Oui, d’abord à Barcelone en juin 2021, puis à Toulon au début de l’année 2022. Puccini est un de mes compositeurs préférés, les intrigues de ses opéras sont si tristes, si humaines, et sa musique est si belle – la première fois que j’ai entendu La Bohème, je pleurais tout le temps. La première version que j’ai écoutée, c’était Roberto Alagna et Angela Gheorghiu. Puis j’ai découvert Freni, Callas, Tebaldi. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’opéra, je me suis mise à acheter des disques, à chercher sur Internet. Lorsqu’on tape « Bohème » sur YouTube, on tombe tout de suite sur Mirella Freni. Cela a été une vraie découverte, pour moi qui n’avais pas grandi dans cette culture-là. J’adore Tebaldi pour la beauté incroyable du son, et cette façon qu’elle a de mourir en souriant, ça vous brise le cœur. Ileana Cotrubas était une actrice extraordinaire. Teresa Stratas, aussi, avec ses yeux immenses, qui la rendent également si touchante en Traviata. Callas m’impressionne par ce contrôle total qu’elle avait. Mais je reviens toujours à Caballé, que j’adore pour sa maîtrise du souffle, pour la souplesse du son. Le texte n’était pas toujours son point fort, mais elle était d’une expressivité incroyable, et chaque fois que j’aborde un rôle qu’elle a interprété, j’écoute ses enregistrements.
 
Micaëla est aussi un personnage récurrent dans votre carrière ; quelle place accordez-vous à l’opéra français ?
 
Oui, je l’ai chanté à Genève en 2018, à Sanxay et à Francfort en 2021, et cette année à Amsterdam ; à Paris, j’en serai déjà à ma cinquième production de Carmen. J’ai lu récemment une interview de Ludovic Tézier, pour qui j’ai un immense respect : il parlait d’un rôle qui chantait depuis vingt-deux ans, et qu’il travaille encore ! Cela m’amène à me dire que moi, dont la carrière est si récente, j’ai encore du pain sur la planche… J’ai aussi été Juliette de Gounod à Houston ce printemps. En ce qui concerne le français, je dis toujours que ma mère doit être un peu sorcière, car lorsqu’il a fallu choisir ma seconde langue étrangère à l’école, après l’anglais, mon père voulait l’allemand, mais ma mère a insisté pour que je fasse du français.
 
Vous semblez très prudente dans votre carrière : quels sont projets pour les saisons à venir ?
 
Fiordiligi est prévue pour dans deux ans, et je serai ensuite Desdémone dans une maison d’opéra française. Je considère que c’est déjà beaucoup, compte tenu du temps de préparation que je tiens à m’accorder : entre un et deux ans, selon la longueur du rôle. Pour Mimì, j’ai signé le contrat en 2018 et j’ai chanté Bohème en 2021, mais j’ai beaucoup travaillé pendant tout ce temps, car le corps change, la voix change, les possibilités changent. Chaque fois que je reprends un rôle, je me rends compte qu’il a évolué. Je souhaite toujours proposer quelque chose de personnel, je n’ai pas envie d’imiter les autres. Je veux chanter les rôles qui me vont bien, que je peux défendre sans me mettre en danger, car si je perds ma voix, c’est fini ! On m’a déjà proposé Santuzza, Butterfly, mais j’ai refusé, car je ne veux pas brûler les étapes. La Comtesse et Mimì sont des personnages que je pourrai chanter toute ma vie, jusqu’à ce que je n’aie plus rien à y découvrir. Quand j’ai donné un récital au Lied Festival de Barcelone, on m’a offert un énorme livre sur Victoria de los Angeles : elle a chanté peu de rôles, mais partout dans le monde, et c’est un exemple très inspirant.
 

© Marine Cessat-Bégler
 
Qui vous conseille pour le choix de vos nouveaux rôles ?
 
Il y a quatre personnes qui me guident, avec qui je travaille chaque rôle dans le détail : Iñaki, bien sûr, qui connaît ma voix depuis le début ; Michelle Wegwart, qui enseignait à l’Académie de l’Opéra de Paris et que j’ai gardée comme professeur, ainsi que Hedwig Fassbender ; et René Massis, mon agent, qui est une encyclopédie vivante, un grand connaisseur des voix et du répertoire.
 
De quels personnages rêvez-vous ?
 
Ce ne sera ni demain, ni dans quatre ans, mais j’aimerais quand même beaucoup chanter Butterfly, un rôle si beau, si triste, avec tellement de couleurs variées. Puccini m’émeut d’une façon que je ne saurais pas décrire. Comme quand j’entends le Requiem, je me dis que Verdi a été touché par la grâce divine ! Et d’ailleurs, l’autre personnage que j’ai très envie d’aborder, c’est Suor Angelica. La musique est magnifique, le rôle est court mais intense, et cette thématique de la maternité et du rapport à Dieu m’intéresse beaucoup.
 

 
Allez-vous continuer votre exploration de la mélodie ?
 
Je sais qu’Iñaki a beaucoup d’autres projets. C’est lui qui m’a proposé le disque Dussaut/Covati, consacré aux parents de sa professeur de piano, c’est lui qui a suggéré l’intégrale des mélodies d’Albéniz. De mon côté, j’ai toujours travaillé le lied et la mélodie avec ma professeure, et à l’Académie de l’Opéra de Paris il y avait les récitals de musique de chambre à l’Amphi Bastille. La mélodie permet de chercher dans l’expression une subtilité qui n’est pas toujours possible dans le format de l’opéra, même si l’idéal serait de trouver un équilibre entre leurs qualités respectives, introduire du drame dans le récital, de l’intimité sur les scènes d’opéra. Et bien sûr, l’entente avec le pianiste est essentielle : avec un ami comme Iñaki, il nous suffit d’un regard pour nous comprendre. Mi-novembre, nous allons enregistrer un disque de duos avec Marina Viotti. A l’opéra, on ne choisit pas ses partenaires, et j’avais très envie de retravailler avec Marina. Iñaki nous a trouvé des duos inédits de Paul Puget, que nous graverons en première mondiale, et le disque inclura aussi des pièces plus connues, comme « El Desdichado » de Saint-Saëns ou la « Tarentelle » de Fauré.
 
Quel est votre secret pour survivre à la pression inhérente à la vie d’artiste lyrique ?
 
Là encore, la prudence. Je ne suis pas faite pour enchaîner les productions sans un instant de répit. J’ai besoin d’un temps de préparation avant, et d’un temps de récupération après. Après une série de représentations, j’ai besoin de réfléchir à ce que je viens de faire. Je laisse se reposer ma voix. Je consulte un ostéopathe pour me remettre le corps en état après la tension physique d’une production d’opéra. Il y a aussi les voyages, les départs très tôt le matin ou très tard le soir, les grosses valises à porter ! Chacun doit trouver son rythme. Marina Viotti, c’est tout le contraire de moi : ses journées sont remplies de sport, de séances de répétitions, de sorties entre amis. J’ai essayé de la suivre quand nous étions à Barcelone pour un concert, mais je n’y arrive pas ! Il faut connaître ses limites, ne pas se comparer aux autres, ne pas croire qu’on rate forcément quelque chose. J’aime pouvoir profiter de la vie, sans stress, sans quoi le temps passe trop vite.
 
Propos recueillis par Laurent Bury le jeudi 13 octobre 2022

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