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Une interview d’Iñaki Encina Oyón – « Le métier de chef lyrique s’apprend dans un théâtre d’opéra »

 

Double actualité cet automne pour Iñaki Encina Oyón : l’artiste espagnol sera dans la fosse du Palais Garnier pour la dernière d’Iphigénie en Tauride, le 2 octobre, et plus tard pour Alcina, et le 15 octobre sortira le nouveau disque (Audax Records) où il accompagne au piano la soprano Adriana González (Premier Prix du Concours Operalia 2019) dans l’intégrale des mélodies d’Isaac Albéniz. Un visage méconnu et infiniment séduisant de l’auteur d’Iberia.

 

Vous définissez vous comme chef ou comme pianiste ?

Chef d’orchestre, c’est mon métier. Je ne me considère pas pianiste, on connaît tous de grands pianistes qui font des tournées, qui jouent des concertos… Pour ma part, j’ai un diplôme de piano et accompagnement. J’ai eu pour professeur Thérèse Dussaut, la dernière élève de Marguerite Long, qui m’a tout appris. Mais j’ai laissé le piano de côté pour aborder la direction d’orchestre. Je savais que je voulais diriger du lyrique, travailler dans une maison d’opéra. J’ai fini par me présenter à l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris comme chef de chant, et quand ils ont vu que j’avais aussi étudié la direction d’orchestre, ils m’ont surtout confié des missions de chef assistant. Mon premier disque au piano, sorti en mars 2020, je l’ai conçu comme un hommage à ma professeure, avec la musique de ses parents, les compositeurs Robert Dussaut et Hélène Covatti. J’avais à cœur de défendre leurs mélodies, et j’ai tout de suite pensé à Adriana González, soprano guatémaltèque que j’ai rencontrée il y a une dizaine d’années. Le Chœur Mondial des Jeunes, dont j’avais fait partie dans ma jeunesse, m’avait sollicité pour préparer le chœur pour la Neuvième Symphonie de Beethoven. C’est là que j’ai rencontré Adriana, dont je trouvais la voix intéressante : elle voulait devenir chanteuse lyrique, bien qu’originaire d’un pays qui n’a aucune maison d’opéra. Deux ans après, je l’ai invitée à Paris pour tenir un petit rôle dans Zanetto de Mascagni que je dirigeais, j’ai organisé une audition pour elle et elle a été prise à l’Atelier Lyrique.
 

1 CD Audax ADX 13784, sortie le 15/10/2021
 

Après le disque Dussaut, il m’a paru évident de continuer avec Albéniz. Pour les pianistes espagnols, Iberia est un passage obligé mais j’ai eu la surprise de découvrir un jour, dans un magasin de partitions, ses mélodies que je n’avais jamais entendues en concert. En les déchiffrant, j’ai compris pourquoi : elles sont écrites sur des textes en anglais, en français, en italien, et ne correspondent donc pas forcément à ce qu’on attend d’un compositeur espagnol. Des artistes comme Victoria de los Angeles, Montserrat Caballé ou Teresa Berganza ont beaucoup défendu la mélodie espagnole, mais personne ne s’était vraiment occupé d’Albéniz. Son écriture pianistique est très complexe, il s’agit d’une musique où l’on entend diverses influences européennes. Les trente mélodies que nous avons enregistrées couvrent l’ensemble de son parcours, depuis la jeunesse, où il s’était fait connaître comme pianiste mais pas encore comme compositeur, jusqu’à ses toutes dernières années.

Comme chef, vous allez diriger cette saison Gluck et Haendel. Vous considérez-vous comme un spécialiste du XVIIIe siècle ?

Je voudrais d’abord préciser que je dirigerai seulement la dernière d’Iphigénie en Tauride, et deux des treize représentations d’Alcina. C’est un pas de plus dans mon parcours, après avoir travaillé plusieurs fois comme chef assistant à l’Opéra de Paris. Le travail du chef assistant est important, je n’en ai absolument pas honte et je le revendique. Le métier de chef lyrique ne s’apprend pas dans une école. Aucun conservatoire n’a les moyens de reproduire les conditions d’une production d’opéra professionnel, et même quand c’est le cas, on fait appel à un chef invité et non pas aux élèves de direction. Le métier de chef lyrique s’apprend dans un théâtre d’opéra. Dans mes études de chef, j’ai balayé tout le répertoire symphonique, mais je voulais faire du lyrique. Selon moi, c’est une grave erreur que de confier Turandot ou Norma à de tout jeunes chefs qui viennent de remporter un concours de direction. Un chef qui ne connaît pas les voix risque de demander n’importe quoi aux chanteurs. Pour ma part, je suis très heureux d’avoir été chef assistant pendant dix ans, cela m’a permis d’assimiler le répertoire, et de mieux connaître le travail des chanteurs, qui m’inspire beaucoup de respect. Des gens me disent : « Si tu travailles trop comme assistant, on ne t’engagera jamais comme chef principal ». J’ai encore plusieurs décennies devant moi, et je suis très content d’avoir pu m’approprier le répertoire sans mettre en danger les chanteurs.

Maintenant, en ce qui concerne le XVIIIe siècle, il ne s’agit pas vraiment d’un choix de ma part, et je ne me sens pas baroqueux dans l’âme, même s’il est toujours bon d’être reconnu pour une compétence particulière. Quand j’ai été pris à l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, Gérard Mortier et Christian Schirm ont estimé que les jeunes chanteurs devaient être formés au répertoire baroque, car il est plus facile pour un débutant de trouver un petit rôle dans un Rameau ou un Haendel que dans un Wagner ou un Puccini, vu la quantité d’ensembles baroques qu’il y a en France. Mais les chefs de chant ont déclaré qu’ils ne se sentaient pas très à l’aise dans la musique antérieure à Mozart. Comme j’avais un diplôme de clavecin en plus du piano, je suis devenu malgré moi le spécialiste du baroque. Ensuite, j’ai été chef assistant d’Emmanuelle Haïm sur plusieurs titres de Rameau et Haendel, et de Thomas Hengelbrock pour Mozart et Gluck. Cela dit, je suis un chef lyrique, j’aime tout ce qui concerne la voix, et je me régale à diriger Iphigénie où il y a constamment du travail pour le chef. Alcina nécessite moins une battue et peut être dirigé par un bon premier violon, ou par le continuiste, mais pour des œuvres plus tardives, une véritable technique de direction est indispensable.

 

Adriana González & Iñaki Encina Oyón © Marine Cessat-Bégler
 

Quels sont vos projets pour l’avenir immédiat ?

En novembre dernier, j’aurais dû diriger Serse à Buenos Aires, mais le spectacle a malheureusement été annulé ; cependant, le Teatro Colón m’a confirmé vouloir m’engager pour un autre titre, et qui ne sera pas du baroque ! Je suis très attiré par le répertoire du XXe siècle, et j’ai également été associé à des créations, notamment Les Aveugles de Xavier Dayer, d’après Maeterlinck, qui m’a valu d’être le seul pianiste à passer quatre années et non trois à l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris : quand ils ont voulu reprendre cette œuvre, ils m’ont dit que c’était impossible sans moi. La création contemporaine me fascine, et on peut considérer qu’elle rejoint le baroque où il y a aussi un côté « création », puisqu’il faut compléter l’orchestration et faire toutes sortes de choix musicaux.

Avec le disque de mélodies, l’exploration des œuvres de Robert Dussaut ne fait que commencer. On pourrait imaginer de programmer quelque part la version avec orchestre de ces mélodies. Il y a aussi son opéra Altanima, commande créée à l’Opéra de Bordeaux en 1969, ou la musique de chambre : la Médiathèque Musicale Mahler, rebaptisée Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret, est dépositaire de tout le fonds Dussaut-Covatti et devrait être intéressée.

J’aimerais beaucoup enregistrer une intégrale des mélodies d’André Caplet, que l’on connaît très peu, une musique somptueuse dans laquelle Adriana González serait idéale. Et il y a un autre compositeur français, Paul Puget (1848-1917), Prix de Rome 1873, qui fut nommé chef de chœur à l’Opéra de Paris, à qui l’on doit des mélodies magnifiques, et un opéra sublime d’après Beaucoup de bruit pour rien, de Shakespeare, comme Béatrice et Bénédict, mais sur un livret bien meilleur que celui de Berlioz …

Propos recueillis par Laurent Bury le 15 septembre 2021

 

Gluck : Iphigénie en Tauride  : www.operadeparis.fr/saison-21-22/opera/iphigenie-en-tauride#calendar

Haendel : Alcina : www.operadeparis.fr/saison-21-22/opera/alcina

Isaac Albeniz : Intégrale des mélodies (sortie le 15/10/2021) / www.audax-records.fr/adx13784

Photo © inakiencinaoyon

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