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Un interview de Jérôme Boutillier, baryton : « Le vrai théâtre est intérieur, intime et mystérieux »

 
 

Dans une saison 2021-2022 où il enchaîne les prises de rôles, le baryton Jérôme Boutillier s’apprête maintenant à incarner le rôle-titre dans le Hamlet d’Ambroise Thomas, à l’Opéra de Saint-Etienne (26, 28 et 30 janvier), dans une production signée Nicola Berloffa et dirigée par Jacques Lacombe. C’est évidemment une date à retenir dans la carrière du jeune chanteur, qui s’attaquera dès juin prochain à un autre sommet : Rodrigo di Posa dans Don Carlo de Verdi à Marseille.

Jérôme Boutillier, comment se prépare-t-on à aborder un personnage tel que Hamlet ?

Il faut tâcher de l’apprivoiser, comme un animal sauvage, et c’est un processus complexe qui mêle mémoire, intuition et contemplation. D’abord on tente de circonvenir le rôle, par un chemin que l’on découvre, à chaque rôle le sien et chaque fois différent. Il me semble important de bien rester dans un premier temps dans le cœur de la matière dont il est question : la partition, elle même incluant le livret. Nous jouons l’Hamlet d’Ambroise Thomas, pas celui de Shakespeare ; les apports annexes pourront (devront) arriver mais plus tard, après le début des répétitions, afin qu’il n’y ait pas de confusion de prime abord. C’est très important. J’avoue ne jamais avoir vu la pièce au théâtre, ni même au cinéma, mais je l’ai lue il y a quelque années, bien avant qu’on ne me propose le rôle. Ensuite, une fois le rôle balisé, parcouru, chanté une première fois, je me mesure à lui d’un point de vue stratégique, tactique : comment l’aborder (pas forcément du tout dans l’ordre), quelles en sont les facilités et les difficultés, ces dernières étant souvent des points-clés intéressants dans le rapport entre l’acteur et le rôle. Ce temps de « face à face » est généralement un moment passif : je ne passe plus mon temps le nez dans la partition, je ne chante plus forcément mais je commence à vivre avec le rôle, à y penser souvent voire tout le temps, et là s’opère une première décantation qui fait apparaître les aspérités, le relief.
Puis, peu avant les premières répétitions, je sens souvent un besoin de retour vers la partition, par endroits, en fonction de l’impression globale qui est en train de se dessiner dans mon inconscient. L’enjeu est de pouvoir arriver en répétition en sachant son rôle, mais pas trop non plus : suffisamment pour permettre au chef et au metteur en scène d’apporter leurs savoir-faire et prodiguer leurs conseils, mais il faut également, pour utiliser une métaphore culinaire, que « la pâte ne soit pas trop levée ». Autrement dit, une trop grande cristallisation du rôle dans la mémoire nuirait d’emblée à tout le travail primordial de construction qui doit s’effectuer dans les répétitions au contact des collègues et qui nécessite une grande souplesse de jeu. Enfin, quand les répétitions ont commencé, il y a la phase de déploiement : pour nourrir le jeu d’acteur, je lis la pièce. Par transparence, je localise ce qui se recoupe d’avec le livret, et tâche de colorer mon imaginaire par les détails que je trouve à côté de ces éléments pivots. J’écoute des enregistrements, visionne des captations, et ainsi les contours mon interprétation commencent à se dessiner, de façon tout à fait instinctive et par inspiration.
 

Nicola Berloffa © Jeremy B williams

Avez-vous déjà eu des échanges avec Nicola Berloffa, qui signe cette nouvelle production ?

Très peu, mais il est relativement difficile de faire autrement. Je regrette parfois que, dans le monde de l’opéra, il n’y ait presque jamais de discussion très en amont entre metteur en scène et chanteurs, surtout pour une prise de rôle. Je veux dire : au moment où se décide la production, des séances de lecture préparatoires à la table, comme le faisaient par exemple des metteurs en scène de théâtre tels que Jacques Nichet. On imagine aisément la plus-value qu’il pourrait y avoir à travailler ensemble beaucoup plus tôt que l’on ne le fait de nos jours, où les répétitions démarrent quelques semaines avant la première. En l’occurrence, nous avons seulement échangé sur des questions capillaires : Nicola Berloffa imagine un Hamlet jeune aux cheveux courts, mais comme je devrai les avoir longs quelques mois plus tard à Marseille, les ateliers stéphanois devront me sans doute me confectionner une perruque courte !
J’ai vu également une image de la scénographie que j’ai beaucoup aimée sur un réseau social, et c’est à peu près tout. En revanche, je sais pour la bien connaître quelle qualité de travail je vais retrouver avec les équipes de l’opéra de Saint-Etienne, et c’est une des joies de cette prise de rôle que de la faire dans une maison amie qui vit mes débuts. Petite particularité cette fois cependant : Ophélie sera interprétée par ma compagne, Jeanne Crousaud. Comme je l’ai déjà évoqué dans un autre article, ce détail n’aurait pas d’intérêt s’il ne pouvait aider à servir le propos artistique de la mise en scène, et c’est ce que nous souhaitons faire. Nous l’avons pu expérimenter en chantant tous deux Don Giovanni et Donna Anna cet été à Marmande, notamment dans la scène d’entrée où la proximité entre nous a pu d’emblée instaurer une liberté totale de jeu entre les deux personnages.
Chez Ambroise Thomas, si le bonheur paraît initialement possible entre Hamlet et Ophélie, cela rend d’autant plus insupportable le drame qui suit : si nous pouvions montrer une relation véritablement amoureuse entre eux dans le duo du premier acte, la distance avec la « descente aux enfers » qui vient ensuite semblerait encore plus vertigineuse à franchir… j’ose espérer que le public le ressentira. Je me pose beaucoup de questions, notamment sur l’amour d’Hamlet pour Ophélie, et n’arrive pas encore à m’expliquer comment il peut le reléguer au second plan afin de satisfaire sa vengeance fantasmée. J’entends d’ici les lecteurs sceptiques révulser les yeux et se dire « n’est-ce pas inutile et vain de se poser tant de questions? » : j’aimerais les convaincre que résolument, non.
Au théâtre comme à l’opéra, rien de ce que nous jouons n’est vrai, certes : mais les émotions qui traversent nos personnages, leurs problématiques, leurs tensions… eux sont bien réels! Sinon, que pourrions nous transmettre que nous serions incapables d’éprouver à travers nous-mêmes? Je vais encore plus loin : l’opéra procédant de la tragédie grecque, il s’adresse par essence à TOUS, sans distinction aucune et c’est en cela qu’il est et restera universel. C’est pour cette raison qu’il faut se rendre au spectacle, car ce qu’il s’y joue se passe en moi, en vous, en nous tous sans exception ; l’œuvre agit par reflet, comme dans la Caverne de Platon. Le « vrai » théâtre est intérieur, intime et mystérieux. La clé qui l’ouvre ? Le Je(u).
 

© Robert Deconchat

Cette prise de rôle marque-t-elle un tournant dans votre carrière ?

De mon point de vue oui, définitivement ; question carrière, c’est difficile à dire car cela dépend de comment sera reçu mon travail, ce qui est l’affaire du public, de la critique et des directeurs de théâtre. J’ai déjà eu l’occasion d’incarner un rôle-titre (Don Giovanni, par deux fois) et j’avoue rechercher ardemment ce type d’expériences. Hamlet est un rôle que je souhaiterais chanter plusieurs fois et pendant longtemps ; c’est un rôle riche et complexe, un concentré de problématiques humaines qui peuvent résonner en chacun de nous et à différents moments de notre vie. Cette tension constante du personnage me paraît propre au baryton du siècle romantique ; une figure qui m’attire beaucoup car il est de plus en plus déchiré par ses sentiments mais toujours guidé par un idéal, avec un fort sens du sacrifice ou une volonté débordante (parfois les deux !). En février/mars, je serai Oreste dans Iphigénie en Tauride, la production de Robert Carsen étant reprise à Rouen sous la baguette de Christophe Rousset.
Autre prise de rôle, mais un peu moins sollicitante, Starek dans Jenufa à Toulouse. Et enfin, l’autre grand événement de cette saison, Posa à Marseille. Il s’agira de la version italienne en 4 actes de Don Carlos ; cela va me donner l’occasion d’accomplir un travail que j’avais un peu boudé jusqu’ici, sur le style néo-belcantiste donizettien. Auparavant, la version italienne de Posa m’était plus ardue à chanter qu’en français, mais en retravaillant le rôle d’Enrico dans Lucia di Lammermoor pour une audition, j’ai compris qu’on ne pouvait chanter décemment Verdi sans être passé par le chant belcantiste, et en particulier celui de Donizetti. Ce dernier procède et découle du premier, les deux se chantent avec une énergie et un élan semblables ; même si c’est un répertoire qui m’attire moins, je commence à entrevoir que pour espérer être un chanteur accompli, j’ai le devoir de m’exercer à l’art du Bel Canto, sans quoi il me manquerait quelque chose ; c’est le cœur de mon travail actuel et j’espère parvenir à un résultat satisfaisant.
Pour les saisons à venir, je retrouverai de façon inattendue des rôles français de premier plan, mais dans des œuvres plus rarement jouées ; je serai aussi Marcello de La Bohème, Nelusko dans L’Africaine, Thoas dans Iphigénie en Tauride et je ne résiste pas à la joie d’annoncer l’arrivée de mon tout premier Giorgio Germont dans La Traviata, aux côtés de mon comparse et ami Julien Dran qui tiendra le rôle d’Alfredo. Ce sera l’occasion pour le public de voir le duo « Frères » dans l’un des opéras les plus joués au monde !

Laurent Bury

Thomas : Hamlet
26, 28 et 30 janvier 2022
Saint-Etienne – Opéra
opera.saint-etienne.fr/otse/saison-21-22/spectacles//type-lyrique/hamlet/s-636/

Photo © Studio Harcourt

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