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Tristan et Isolde selon Tiago Rodrigues à l’Opéra national de Lorraine – Commentaires de Wagner – Compte-rendu

 

Tristan und Isolde a cet hiver la faveur des scènes françaises. Entre les reprises de Sellars/Viola à Bastille et de Nicolas Joel à Toulouse (1), Tiago Rodrigues réussit une vision décalée de ce sommet absolu du romantisme. Dans un entretien donné au mensuel Classica, l’actuel directeur du Festival d’Avignon évoque ses références en la matière, Bill Viola, Heiner Müller (Bayreuth 1993-1999), mais aussi le choc ressenti à l’écoute de la version studio de Carlos Kleiber (DG-1982), avec René Kollo et Margaret Price. Des premiers il a retenu le décalage signifiant et les éclairages bleus et gris (superbe travail de Rui Monteiro). On songe également à sa troisième référence tant la rotondité acoustique de la salle à l’italienne, avec une présence très en avant des solistes, offre une totale immersion dans l’océan wagnérien.
 

Leo Hussain © intermusica.co.uk 

Le mérite en revient à la splendide prestation de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine sous la houlette de Leo Hussain, soulignant des détails que des directions plus lisses, ou crémeuses, noient bien souvent. Le drame, ici, est jeune, ardent, soigneusement nervuré. Une folie désirante aiguise les cordes. Les cuivres, disposés en loge pour la fin du premier acte, surprennent ; les cors jouant depuis les couloirs au deuxième acte, envoûtent et le solo de cor anglais, habilement mis exergue, déploie son inextinguible mélancolie. On se souvient alors que c’est ce même orchestre qui livrait, il y a dix ans, les fabuleuses symphonies d’un Joseph-Guy Ropartz perfusé au wagnérisme.
 

© Jean-Louis Fernandez

Sur scène, Tiago Rodrigues opte pour le monumental, avec le décor d’un bibliothèque à trois niveaux où sont rangés 947 cartels déclinant son propre texte venu remplacer le surtitrage habituel. Intimidé par le texte roboratif de Wagner, il choisit d’en faire un commentaire distancé. La passion, la trahison et l’adultère étant affaires éternelles, Tristan et Isolde deviennent ici des archétypes. Ils sont l’Homme triste et la Femme triste, Marke l’Homme puissant et Melot l’Homme ambitieux. La plume de Rorigues sait se faire gentiment critique, écrivant parfois tout haut ce que nombre d’auditeurs pensent tout bas, comme ce Beaucoup de mots / Trop de mots tue l’amour… Deux acteurs danseurs, Sofia Dias, Vítor Roriz, offrent les cartels à la lecture du public et s’investissent progressivement dans l’intrigue, en miroir des protagonistes.
 

© Jean-Louis Fernandez

Mais Tiago Rodrigues est un homme de théâtre bien trop subtil pour se contenter, quatre heures durant, de ses propres artefacts. Une forêt prend bien place au deuxième acte, et, au troisième, les étagères, vidées de leurs archives comme Tristan l’est de sa vie, font place à un énorme bubon de papier sur lequel le héros suppure sa douleur.
Et quel Tristan ! Dès son entrée en scène, au premier acte, on est suspendu au souffle de Samuel Sakker, une véritable révélation. L’homme porte beau sa fragilité, armé d’un timbre légèrement barytonnant, à l’aise sur toute la tessiture, jamais à court de souffle, offrant des attaques de toute beauté dans le duo du deuxième acte, nous déchirant l’âme durant sa sublime agonie. Après avoir goûté le Parsifal du suédois Daniel Johansson à Genève (2), ce ténor australien rassure qui désespérait d’entendre hurler les mêmes, notamment à Bayreuth, trop souvent transformé en EHPAD vocal.
 

© Jean-Louis Fernandez

Le Marke de Jongmin Park suscite un autre coup de cœur. Venant après les intensités du duo, le monologue du roi est vite susceptible d’anesthésier l’auditoire si l’interprète n’a rien à proposer, sauf à disposer d’une voix sidérante. Le jeune sud-coréen possède des couleurs noires, une rondeur caverneuse, une diction parfaite, une projection impressionnante. Il déchaînera l’enthousiasme des saluts, tout comme la Brangäne d’Aude Extremo, mezzo dont les couleurs sombres magnifient un premier acte bluffant.
 

© Jean-Louis Fernandez

Elle séduit davantage que Dorothea Röschmann à qui la tessiture d’Isolde ne convient pas. Chantant constamment en force, ses aigus stridents s’apparient mal aux capacités élégiaques de Samuel Sakker à qui elle laisse plus d’une fois la main. Dommage pour cette subtile récitaliste, Comtesse remarquable pour Harnoncourt et Maréchale pulpeuse, qui doit ici se battre avec le rôle sans pouvoir l’habiller de couleurs chaleureuses. Le Kurwenal de Scott Hendricks ne se révèle qu’au troisième acte pour vaincre sans problème le Melot bien falot de Peter Brathwaite. En revanche, mention très bien pour Alexander Robin Baker qui dote d’une chair inusitée les petits rôles du matelot et du berger.

Vincent Borel

(1) Du 26 février au 7 mars 2023 : www.theatreducapitole.fr/web/guest/affichage-evenement/-/event/event/6076317

(2) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/parsifal-selon-michael-thalheimer-au-grand-theatre-de-geneve-les-chevaliers-zombies-compte

Wagner : Tristan et Isolde – Nancy, Opéra National de Lorraine, Nancy, 4 février 2023 ; perochaines représentations les 7 et 10 février à Nancy, puis au Théâtre de Caen, le 31 mars et le 2 avril 2023

www.opera-national-lorraine.fr/fr/activity/524-tristan-et-isolde-wagner
www.comediedecaen.com/programmation/2022-2023/tristan-und-isolde/

Photo © Jean-Louis Fernandez

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