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Thierry Escaich inaugure la saison d'orgue 2020-2021 de Radio France - Energie et générosité – Compte-rendu

Contrairement à la Philharmonie de Paris qui, hélas !, sous-utilise son orgue Rieger (comment peut-on disposer d'une telle merveille et ne pas la faire entendre davantage ?), Radio France confirme sa volonté d'une vraie saison d'orgue annuelle (1), aux récitals répondant la participation du Grenzing aux concerts symphoniques. En cette période tendue et masquée, encline à l'attentisme, le concert si spontanément dynamique ouvrant la saison d'orgue, avec alternance de répertoire et d'improvisation, fit l'effet d'un formidable bol d'air, haut en couleur au gré d'un programme d'apparence éclectique mais en réalité d'une solide logique interne, dans l'équilibre et la variété la plus vive, la manière dont Thierry Escaich s'approprie les œuvres, notamment celles pouvant sembler étrangères à son univers, tenant lieu de fil rouge proprement incandescent.
 
Surprise de voir en guise de prologue l'Ouverture de la musique de scène de Lully pour Le Bourgeois gentilhomme de Molière, incursion momentanément indirecte, via sa propre transcription, vers le XVIIe français. Soit l'occasion de faire sonner le chœur d'anches et cornets du Grenzing de splendide manière, restitution mentale, avec les moyens du bord : somptueux mais esthétiquement d'une autre nature, de l'orgue classique français. S'ensuivirent deux œuvres de Jehan Alain : les si délicates Variations sur un thème de Clément Janequin, idéalement projetées, texte et timbres mêlés, puissamment habitées, seule manière que connaisse Thierry Escaich d'aborder quelque musique que ce soit, puis les Litanies, bourrasque altière répondant à cet égard à l'idée que le compositeur lui-même s'en faisait, quand bien même le rythme (et notamment la fameuse séquence inégalement découpée 3+5+2+4+2 croches) se trouvait pour ainsi dire soumis à l'énergie déployée – pourtant drastiquement canalisée. L'alternance entra aussitôt en action avec dans la foulée une très prenante improvisation sur le thème de Janequin, « déconstruit » en un fascinant jeu d'ombres, vraie musique de film noir, saisissante.
 

© Christophe Abramowitz
 
Les classiques français revinrent à travers Nicolas de Grigny, certes pas le compositeur que l'on associerait de prime abord à Thierry Escaich. Dans le cadre du projet Hymnes – cinq compositeurs d'aujourd'hui s'étant confrontés aux cinq Hymnes de Grigny (2) –, Thierry Escaich avait composé Évocation IV (2014), paraphrase contemporaine sur l'hymne Verbum supernum illustrée par Grigny, les deux œuvres étant ici même enchaînées. « Je n'avais encore jamais eu l'occasion de m'approcher aussi près de la musique française baroque dans mes compositions. Ce projet Grigny était en ce sens tout à fait bienvenu », explique le compositeur dans le livret du double CD Aeolus se faisant l'écho pour la postérité de ce vaste projet rémois. On sent bien que le toucher ancien n'est pas une préoccupation vitale de Thierry Escaich, d'autant que sur un orgue tel que le Grenzing de l'Auditorium, qui plus est à la console mobile, un quelconque parallélisme « historiquement informé » n'aurait guère de sens. Dans le plus grand respect du texte, Escaich offrit via une instrumentation de plus en plus personnelle et intense un Grigny certes autre, mais d'envergure. Si l'hymne Verbum supernum ne se referme pas sur un grand Dialogue, le Récit de basse de trompette ou de cromorne terminal s'y substitua sans peine, emporté dans une bourrasque au moins aussi fervente que celle des Litanies ! Pour Évocation IV, presque d'une austérité (dans l'abondance, tant texte et textures sont denses) impressionnante et grave, Escaich trouva dans les ressources du Grenzing tout ce que requiert une œuvre aussi complexe, d'un abord éventuellement escarpé pour l'auditeur.
 
Changement à vue avec la bondissante et virtuose Fugue « alla gigue » en sol majeur BWV 577 de Bach, séduisante à bien des égards – ornements joliment placés, échos acérés, vivacité et intelligibilité du jeu amplifié par l'instrumentation –, le voyage musical se poursuivant ensuite vers l'Est. Étape en Europe centrale avec les Six Danses populaires roumaines de Bartók, déjà entendues, très différemment, par Thomas Ospital et Jean-Claude Gengembre aux percussions (3), ici dans la transcription d'un Thierry Escaich orchestrateur, interprète au rubato sans doute plus marqué que chez l'inflexible Bartók, parfait exemple de l'appropriation par le musicien d'une œuvre préexistante. Il en alla de même pour la dernière œuvre écrite – bien que transcrite, en l'occurrence par Pierre Pincemaille : L'Oiseau de feu de Stravinski. Pincemaille y avait ajouté Petrouchka puis enregistré le tout à l'orgue du Studio 104 (4), avec à la clé un mémorable concert en 1997. Lequel Pincemaille s'est bien gardé d'indiquer des registrations, seulement les timbres de Stravinski : à chaque interprète de sa transcription de trouver, en fonction de l'instrument du moment, les innombrables couleurs qu'il convient de restituer. Situation idéale pour un Thierry Escaich faisant nécessairement sienne l'œuvre et son approche transcrite, relevant avec panache l'immense défi d'une telle musique. Entre l'éblouissante Danse infernale des sujets de Kastcheï et le hiératique Finale, un pur moment de poésie et de lyrisme : l'ineffable Berceuse.
 
Bien que la durée des concerts de septembre et d'octobre à Radio France soient théoriquement limitée à une heure (30' de plus pour ce concert !), sans que l'on en comprenne bien les raisons « sanitaires », Thierry Escaich ne pouvait finir autrement que sur une improvisation : Danses symphoniques, enchaînant sur et prolongeant Stravinski, dont on a si souvent dit qu'il constituait la source de sa propre rythmique, l'occasion étant rare de pouvoir confronter, ici même : superposer, l'univers des deux créateurs. Apothéose finale ? Nullement !, Thierry Escaich étant comme un poisson dans l'eau dans tous les styles musicaux, toujours plus vrai que nature. Une ultime improvisation, délicieusement ciselée et poétiquement calibrée, vint clore la soirée : à la croisée des petites pièces pour orgue mécanique de Mozart, l'humour de Haydn en plus, et d'un quelque chose de l'Italie du début du siècle suivant – disons Giovanni Morandi, sans oser aller jusqu'au Padre Davide da Bergamo. En toute et rayonnante sobriété. De quoi brouiller les cartes, mais jamais la musique, et réjouir le public d'un ultime sourire.
 
Diffusé en direct sur France Musique, ce concert reste naturellement disponible à la réécoute sur le site de la chaîne (5). Aussitôt après le concert, Clément Rochefort, qui présentait la soirée, recevait Thierry Escaich (faisant ensuite entendre un extrait de son CD Short Stories – la pièce de même titre pour violon et piano par Gabriel Tchalik et Dania Tchalik, une merveille) (6). Un Thierry Escaich tout simplement frais comme une rose, après un tel programme. Un phénomène…
 
Michel Roubinet

Maison de Radio France, Auditorium, 29 septembre 2020
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-dorgue/danses-et-improvisations-thierry-escaich
 
 
NB. Le prochain concert d'orgue à Radio France aura lieu le 20 octobre : loin de ses claviers de l'orgue des Couperin à Saint-Gervais, Aude Heurtematte jouera Bach, Franck, Vierne et Liszt.
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-dorgue/bach-passacaille-et-fugue
 
 
 
(1) Saison d'orgue 2020-2021 à Radio France
      www.maisondelaradio.fr/concerts-orgue-2021
 
(2) Projet Hymnes
     www.concertclassic.com/article/projet-hymnes-saint-severin-et-notre-dame-de-paris-de-nicolas-de-grigny-aux-compositeurs
 
(3www.concertclassic.com/article/thomas-ospital-et-jean-claude-gengembre-radio-france-orgue-et-percussions-une
 
(4) Igor Stravinski transcrit par Pierre Pincemaille
      www.solstice-music.com/fr/album/stravinsky-transcriptions-pour-orgue-de-l-oiseau-de-feu-petrouchka
 
(5www.francemusique.fr/emissions/le-concert-de-20h/direct-de-lully-a-nos-jours-thierry-escaich-enflamme-l-orgue-de-l-auditorium-de-radio-france-87279
 
(6) www.concertclassic.com/article/le-quatuor-tchalik-de-reynaldo-hahn-thierry-escaich-rentree-francaise

Photo © Christophe Abramowitz

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