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Thomas Ospital et Jean-Claude Gengembre à Radio France – Orgue et percussions : une enthousiasmante rencontre – Compte-rendu

Dans sa programmation autour du Grenzing de l’Auditorium, Radio France veille non seulement à aborder les multiples époques de l’orgue mais aussi à le confronter à d’autres instruments, voix comprise (chantée ou récitante), sans négliger le récital soliste, dont l’absence inciterait le mélomane, à tort naturellement, à s’imaginer que l’orgue ne serait pas viable seul. Sachant les difficultés auxquelles le Grenzing est confronté pour sonner dans l’Auditorium, le choix du répertoire et sa mise en œuvre y sont d’autant plus déterminants. Le programme de Thomas Ospital (photo), premier organiste en résidence de l’Auditorium, et du percussionniste Jean-Claude Gengembre (timbalier à l’Orchestre Philharmonique de Radio France) était à cet égard optimalement pensé : une merveille de dynamisme et de chaleureux enthousiasme, de diversité esthétique, avec des œuvres rares en elles-mêmes et plus encore dans ce contexte de transcription ou d’adaptation, de joie de l’écoute – et un spectacle à part entière, tant la chorégraphie des percussions enchante l’œil et sous-tend l’écoute, plus attentive ainsi guidée, aspect essentiel dont, hélas !, seront privés les auditeurs lors de la diffusion ultérieure sur France Musique (date non encore communiquée).
 
Jean-Claude Gengembre © Festival Format Raisins

Mozart en ouverture, outre l’altière splendeur de ces pages de la dernière année du compositeur, présentait l’avantage de registrations « frontales », sans progressions dynamiques difficilement transmissibles dans leur continuité dans cette acoustique sèche, sous la menace constante de ne pas passer la rampe ou de briser l’élan. En elle-même admirablement calibrée, l’instrumentation imposa avec aisance et panache une présence de chaque instant. L’orgue Grenzing d’emblée sonnait, tour à tour chatoyant, incisif, lyrique. On sait que les deux magistrales Fantaisies en fa mineur K 594 et 608, écrites pour un grand orgue mécanique (1), présentent de fameuses difficultés d’adaptation aux mains et pieds d’un organiste, source de risque constant mais aussi de victoire potentielle sur l’élément physique. Thomas Ospital se jeta résolument dans l’arène, offrant sur le vif une démonstration musicalement éloquente de ce que signifie une prise de risque assumée. On ne pouvait, dans l’absolu, que regretter le remplacement de l’Adagio et Fugue en ut mineur K 546 dans la transcription de Jean Guillou – première étape initialement prévue de l’hommage à son prédécesseur à Saint-Eustache (dans un programme conçu bien avant la disparition de Jean Guillou le 26 janvier) – par l’Adagio en fa majeur K 616. Celui-ci n’en fut pas moins un petit miracle d’adéquation-transposition entre l’orgue d’origine (petit instrument mécanique sans doute de deux jeux) et celui de restitution : l’ambitus ne couvrant que médium et dessus, traditionnellement restitué par un dialogue de flûtes de 4 pieds, trouva à Radio France une réponse lumineuse mettant en exergue toutes les subtilités d’une ornementation (écrite) sublimement raffinée. Pure émotion.
 

Thomas Lacôte © DR

S’ensuivit une création de Thomas Lacôte, sa troisième commande de Radio-France après Et l'unique cordeau des trompettes marines pour orgue (2006) et Rursum funde pour six musiciens (2016), dans laquelle le compositeur, pour la première fois, fait appel à la percussion : La nuit sera calme. « Étrange prophétie formulée par Romain Gary pour conclure son livre du même nom. Si elle invite l’auditeur à entrer dans une écoute qui dépasse l’agitation de la vie diurne et s’ouvre à une intériorité plus mystérieuse, son écho funèbre suggère d’autres interrogations et fait sourdre une angoisse diffuse. Malgré le temps suspendu et le diaphane des sonorités, peut-être vaut-il mieux rester sur ses gardes, et l’oreille à l’affût, avant qu’elle ne tombe tout à fait », précise Thomas Lacôte, lui-même magnifique instrumentiste (2) et naturellement présent. Dans cette œuvre d’une matière quasi insaisissable et d’une douceur presque inquiétante, usant de glissements de sonorités absolument fascinants, l’entrée en jeu de Jean-Claude Gengembre (au centre d’un triple pupitre de percussions d’une extrême diversité, utilisant chaque pupitre séparément en fonction des œuvres) apporta indéniablement un plus au Grenzing, soudainement porté, comme d’ailleurs tout au long du reste du programme, par l’intense vibration des percussions, source de vie et de mise en mouvement palpable de l’onde sonore, qui souvent fait défaut à la palette de cet instrument monumental mais « droit ».
 

Thomas Ospital © Mirko Cvjetko
 
Métamorphosées en profondeur par les propres transcriptions des interprètes, deux cycles de pièces originellement pour piano étaient au programme. Les Cinq Pièces faciles W 32 (1917) de Stravinski et les Six Danses populaires roumaines Sz. 56 (1915) de Bartók, prétexte délicieusement musical à une foule de combinaisons de timbres puisant dans des rythmes exacerbés et sans cesse renouvelés, dans une poésie et une vivacité enthousiasmantes. Entre les deux figurait en hommage à Jean Guillou (3) l’un des dix Colloques qu’il composa entre 1956 et 2016, ici le très étonnant Colloque n°8 pour marimba et orgue (2002). Si les percussions de toutes sortes occupent une place essentielle dans l’œuvre immense de Jean Guillou, ce Colloque se concentre sur le seul marimba, requérant un grand instrument de cinq octaves et un interprète d’une virtuosité aguerrie (vertigineuse cadence finale !), confondante de liberté gestuelle, d’acuité et de densité musicales sous les maillets de Jean-Claude Gengembre, véritable héros de cette œuvre d’envergure (deux vastes mouvements : RéminiscenceRésurgence). L’orgue, dont la partie complexe offre avant tout un soutien harmonique au soliste sans renoncer à un dialogue exigeant, sait se faire à la fois discret et éclatant, l’insolite fusion des deux sources sonores témoignant, pour qui connaît l’œuvre de Jean Guillou, d’un style d’une surprenante singularité – nouvelle démonstration de la diversité d’approche d’un musicien ouvert aux rencontres les plus fructueusement inédites.
 
Karol Mossakowski, nouvel organiste en résidence de Radio France à partir de septembre 2019 © Vaiva Wronecka
 
C’est avec ce concert que Thomas Ospital refermait sa résidence à Radio France, commencée avec l’inauguration du Grenzing en 2015 (4). À compter de la Saison 2019-2020, il aura pour successeur Karol Mossakowski, déjà entendu en récital aux claviers du Grenzing (5) – et dont on vient d’apprendre que, devançant en quelque sorte sa prise de fonction, il a accepté de remplacer, pour le concert du 15 mai prochain, l’organiste américain Nathan Laube, souffrant – changement complet de programme, mais pas d’univers : Brahms, Bach, Mendelssohn, Liszt (Ad nos !). Le véritable passage de témoin entre ancien et nouvel organiste en résidence, en ouverture de la prochaine saison d’orgue, aura lieu le 2 octobre lors d’un Tournoi d’improvisation présenté par Benjamin François.
 
Karol Mossakowski aura à plusieurs reprises l’occasion de toucher le Grenzing durant la saison prochaine, notamment lors d’un ciné-concert consacré à Buster Keaton (Les lois de l’hospitalité, 1923) et présenté par Serge Bromberg (19 février 2020), ainsi que pour divers programmes avec orchestre (mais aussi Mathias Lecomte et Iveta Apkalna). La saison d’orgue permettra par ailleurs d’entendre en récital, seuls ou accompagnés d’autres musiciens, Louis-Noël Bestion de Camboulas, Olivier Latry, Yves Castagnet, Thomas Lacôte, Liesbeth Schlumberger et Jean-Pierre Leguay
 
Michel Roubinet
Paris, Auditorium de Radio France, 10 avril 2019
 
(1) Qu’il soit permis, pour la présentation des œuvres de ce programme si singulier, de renvoyer au « programme de salle » du 10 avril, consultable et téléchargeable sur le site de Radio France :
 www.maisondelaradio.fr/sites/default/files/asset/document/10avrilorgue.pdf
 
(2) www.concertclassic.com/article/thomas-lacote-la-trinite-royaumont-et-radio-france-le-printemps-aux-multiples-visages-dun
 
(3) Le 9 avril, veille de ce concert Radio France, était proposée non loin de la Maison ronde, à l’orgue restauré de Notre-Dame d’Auteuil, une soirée dédiée à Jean Guillou – concert qu’il avait initialement accepté de donner, orgue et récitant, mais que sa disparition aura donc empêché. Brigitte Fossey y récita, alternant avec des improvisations du titulaire des lieux, Frédéric Blanc, des poèmes de Jean Guillou (Carceri) et Paul Valéry (Le cimetière marin) suivis d’extraits de La Chapelle des Abîmes (Au château d’Argol) de Julien Gracq, qui inspira à Jean Guillou l’une de ses œuvres les plus captivantes. En seconde partie, c’est avec le remarquable Étienne Walhain, disciple de Jean Guillou et titulaire du Ducroquet (1854, alors contemporain de celui de Saint-Eustache) de la cathédrale de Tournai (Belgique), et après Orpheus de Liszt transcrit par Jean Guillou d’après la version orchestrale, que Brigitte Fossey dialogua – où l’on eut le bonheur d’entendre une interprétation à tous égards magique d’Alice au pays de l’orgue (1995), texte (spirituel, caustique, infiniment poétique) et musique de Jean Guillou.
www.etiennewalhain.com/index.php
 
(4) www.concertclassic.com/article/inauguration-officielle-de-lorgue-grenzing-de-radio-france-un-succes-public-plus-que
 
(5) www.concertclassic.com/article/karol-mossakowski-lorgue-grenzing-de-radio-france-linstrument-multiple-au-service-de-la
 
 
Site Internet
 
Thomas Ospital
thomasospital.com
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