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Sweeney Todd de Stephen Sondheim à l’Opéra du Rhin – L’anti-Jean Valjean – Compte rendu

 

 
Alors qu’en 1980 naissait à Paris une comédie musicale appelée à connaître un succès planétaire, Les Misérables de Claude-Michel Schönberg, New York avait vu l’année précédente la création d’un autre spectacle inspiré par un roman du XIXe siècle. Certes, Sweeney Todd ne s’appuie pas sur un chef-d’œuvre de la littérature, mais son intrigue hautement mélodramatique a quelque chose de tout à fait hugolien, à mi-chemin entre Le Roi s’amuse et, justement, Les Misérables.

 

© Klara Beck

Une opérette macabre
 
Comme Triboulet, plus connu des mélomanes sous le nom de Rigoletto, Todd finit par tuer celle qu’il aime, non pas sa fille, mais sa femme qu’il croyait morte et qu’il n’a pas reconnue ; toutefois, lorsqu’il revient du bagne, le barbier ne devient pas une sorte d’ange de bonté et ne manifeste pas la surhumaine charité chrétienne de Jean Valjean, mais poursuit au contraire sa vengeance avec une très méthodique folie meurtrière qui relègue le comte de Monte-Cristo au rang des simples amateurs en matière de revanche tardive. Sur un tel sujet, on comprend que Stephen Sondheim n’ait pas conçu une « comédie musicale » mais plutôt un « thriller musical » ou, selon ses propres termes, une « opérette macabre »  qui lorgne plus d’une fois vers l’opéra, autant par son atmosphère sombre que par la densité de sa partition. Heureusement, plus qu’à Victor Hugo, le compositeur et l’auteur du livret, Hugh Wheeler, ont aussi pensé à Dickens : si l’action se situe dans le Londres lugubre d’Oliver Twist, elle inclut aussi un personnage qui rappelle bien ces figures truculentes dont l’auteur de David Copperfield savait peupler ses romans, et Mrs Lovett introduit une dimension bienvenue de comic relief, par son accent cockney et son verbiage délicieusement absurde, elle éclaire un peu cette histoire où le couple d’amoureux apporte une lumière réelle mais faible dans tant de noirceur et de violence. La musique de Sondheim elle-même ne propose que de rares moments de relative légèreté, et il ne faut surtout pas attendre de Sweeney Todd le caractère guilleret des classiques de Broadway.

 

© Klara Beck 

 
Entre Opéra de quat’ sous et M le Maudit
 
Pour cette production créée à Berlin à la fin de l’année dernière (et remontée par Martha Jurowski), Barrie Kosky a choisi de s’affranchir en grande partie de cet ancrage dans le XIXsiècle, dont la seule trace à persister dans le spectacle est ce cadre de scène en forme de théâtre à l’ancienne qui sert à distancier l’action. Visuellement, ses références sont plutôt le Berlin de l’entre-deux-guerres, entre Opéra de quat’ sous et M le Maudit, et si le metteur en scène déclare vouloir renvoyer aussi à l’Angleterre appauvrie sous le thatchérisme, cet aspect-là paraît beaucoup plus discret. Décors et costumes évoquent les années 1930 à 1950, avec photos en noir et blanc de taudis londoniens ; et même si les paroles chantées notamment par le chœur laissent percer une critique sociale, il n’est pas ici question de tirer la démonstration vers Wozzeck et ses « pauvres gens » , même si l’anti-héros de Büchner rase lui aussi, dans la première scène de l’opéra de Berg.
 

Bassem Akiki © Kama Bork

Amertume et mordant
 
A la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, le chef libano-polonais Bassem Akiki dirige avec efficacité une partition qu’il a déjà abordée à la Monnaie de Bruxelles en 2016, le Chœur de l’Opéra national du Rhin assumant brillamment toute la véhémence des interventions prévues pour lui. Quant aux solistes, on retrouve en tête d’affiche le Todd de Bruxelles, le baryton Scott Hendricks, qui s’est souvent produit à Strasbourg et qui livre un barbier plus d’amertume et de mordant. Autour de lui sont réunis des artistes plus spécialisés dans le domaine du musical, principalement des comédiens britanniques qui ont aussi une voix leur permettant d’interpréter une partition dont la complexité mélodique et rythmique exigent un solide métier.

 

© Klara Beck

La candeur rayonnante de Marie Oppert

Vue encore récemment dans Company du même Sondheim, à présent en tournée en France, la Canadienne Jasmine Roy prête toute sa verve au personnage inquiétant (et finalement très central) de la Mendiante, tandis que notre compatriote Marie Oppert, désormais pensionnaire de la Comédie Française, prête à Johanna, la jeune première, toute sa candeur rayonnante d’éternelle jeune fille, sous des boucles blondes rappelant l’Alice de Lewis Carroll.

 
La Mrs Lovett hilarante de Natalie Dessay
 
Mais on garde pour la fin la toujours stupéfiante Natalie Dessay (photo),  dont chacune des incarnations confirment le bien-fondé de sa reconversion dans un genre musical bien différent de l’opéra où elle connut ses premiers triomphes : on l’avait quittée en mère tyrannique dans Gypsy (1), on la retrouve en lamentable marchande de tourtes infectes, et sa Mrs Lovett  hilarante offre le contrepoint parfait à la noirceur du barbier. On jubile d’avance à la perspective de la retrouver à l’Opéra du Rhin la saison prochaine dans Follies de… Stephen Sondheim.
 
Laurent Bury

 

 
(1) www.concertclassic.com/article/gypsy-de-jule-styne-la-philharmonie-de-paris-changement-dherbage-rejouit-les-veaux-compte
 
Stephen Sondheim, Sweeney Todd – Strasbourg, Opéra, 17 juillet ; prochaines représentations les 19, 20, 22, 23, juin, puis (à la Filature / Mulhouse) les 5 et 6 juillet 2025 // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2425/comedie-musicale/sweeney-todd

Photo © Klara Beck

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