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Soirée Maurice Ravel par les Ballets de Monte-Carlo – Souvenirs en tourbillon – Compte-rendu

Il était une fois… Et il était cent fois, car avec sa superbe compagnie implantée sur le Rocher monégasque, Jean Christophe Maillot, l’un des chorégraphes majeurs de l’époque, aime à entremêler des histoires qu’il sait conter comme peu, en y injectant une foule d’allusions et de clins d’œil. Soirée Ravel, donc, en hommage au prince Rainier III dont la principauté fête le centenaire de la naissance, et qui adorait ce compositeur, mais aussi rappel par ce biais d’une grande histoire chorégraphique vécue ici même, alors que Diaghilev régissait encore le goût du temps, que les plus grands artistes venaient respirer l’air des lieux, et ajouter leur nom au faste et au prestige de cet Eden du luxe , déjà brillant mais moins bétonné qu’à ce jour.

© Alice Blangero

Rappel, sous son apparence festive, d’une Valse qui en disait beaucoup sur les tourments de Ravel, adulte mais torturé par la mort de sa mère. Rappel des conflits larvés qu’il eut avec Colette pour la gestation de l’Enfant et les Sortilèges, finalement créé en 1925 à Monte Carlo. Rappel aussi, de l’amour de Maillot pour les contes sous toutes leurs formes, qu’il a mis en chaussons de tant de façons, rappel enfin de son âge, pas trop avancé, la soixantaine, mais qui lui donne envie de se nimber de fraîcheur pour mieux narguer le temps qui passe. Et, dit il, il n’aurait pu montrer les multiples facettes de son instinct créateur sans sa muse, Bernice Coppieters, laquelle, après avoir été une interprète hors pair, est aujourd’hui bien plus que son assistante, car grâce à elle les gestes que le corps du chorégraphe ne peut plus aussi aisément faire passer aux danseurs, leur sont transmis comme des fluides qu’elle a captés.

Un cocktail tourbillonnant, donc, très style Ballets de Monte Carlo, tels que l’histoire les ressent, mais bien plus riche que sa seule séduction. Et rappel également du glorieux passé balanchinien, puisque c’est l’inoxydable Patricia Neary, ex- star du New York City Ballet, qui à 80 ans, aussi belle et droite que Jane Fonda, est venue veiller à la bonne tenue de l’héritage du maître pour la Valse. Elle est trompeuse, cette Valse, à laquelle Balanchine mêla pour son ballet les Valses nobles et sentimentales : commencée comme un bal très chic, où gants longs et parures scintillantes donnent l’illusion d’un monde joyeux et insouciant, elle déroule portés et tournoiements gracieux, qui peu à peu vont se dramatiser, se décomposer en une sorte d’ivresse collective, toujours très élégante, mais où l’angoisse va bientôt succéder au plaisir. On est en 1951, le monde est sorti du cyclone mais Balanchine n’est pas dupe, et la mort rode au milieu de la fête. Elle survient alors qu’on est encore sous le charme du divertissement, et brise l’illusion, en emportant l’héroïne, la très fine Lou Beyne, dans une frénésie qui l’anéantit, tandis que Jérôme Tisserand et Jaat Benoit imposent leurs silhouettes sculpturales. Il y a du Roi des Aulnes et des Contes d’Hoffmann dans cette course à l’abîme.
 

© Alice Blangero

Puis vient l’Enfant et les Sortilèges, nouvelle création, et là, autre rappel, encore, car Maillot le chorégraphia déjà en 1992, alors qu’il commençait à se faire connaître à Monte Carlo, et qu’il obtint alors sa place sur le Rocher, où une véritable amitié nouée avec la princesse Caroline, héritière des goûts artistiques de ses parents, lui rendit possible le bouillonnement de son énergie créatrice. Avec la joie de développer une compagnie d’une rare qualité, grâce à laquelle, chaussons à pointe en tête, l’art classique tient bon, avec une vivacité toujours renouvelée. Car pour le chorégraphe, la pointe demeure un socle indispensable à la survie d’un art avec lequel il se permet par ailleurs toutes les fantaisies.

De cette première version, Maillot n’a rien gardé,- à part les costumes des grenouilles- pas plus que de la création monégasque de l’Enfant en 1925, ballet balanchinien dont il ne reste rien ! Et dont à peu près tout le monde a oublié l’existence, mais qui tisse un lien de plus avec ce programme festif mais si chargé de sens. Ravel mit longtemps- de 1917 à 1924- à venir à bout de ce projet difficile, dédaigné par Diaghilev, lequel dut cependant se résigner à l’accepter en raison de ses responsabilités à Monte Carlo. Projet qui le confrontait à Colette, son exact contraire : face à l’austère et linéaire musicien, minimaliste avant l’heure, la jouisseuse, gobant la vie avec une sensualité provocante ! Et pourtant, leur enfant, ce conte fruit de leurs conflits et de leurs génies, fut : vif, malicieux, déstabilisant avec son charme étrange à la fois brisé et langoureux.

 

© Hans Gerritsen

Ce charme, Maillot l’a admirablement attrapé par la queue, que ce soit celles des chats, très avantagés par la partition, de l’écureuil, des ailes des libellules et autres chauve-souris, autour d’un Enfant vigoureusement campé par Ashley Krauhaus, noyé dans un monde qui l’écrase et dont il veut se défaire, avant d’être rattrapé et sauvé de ses dérives par l’amour. On y retrouve tout l’humour, tout le côté caracolant dont Maillot est capable, avec des enchaînements impeccables et lisibles, car il sait conter, on le redit. Provoquant sans choquer, enchaînant les poses les plus enjôleuses ou affriolantes, mêlant rêve et chocs nerveux, lignes dures et courbes voluptueuses, il nous entraîne dans un album pétillant, où les costumes imaginés par son acolyte depuis plus de trente ans, Jerôme Kaplan, font merveille. Le décorateur, tout juste sorti d’une Coppélia ukrainisante à la Scala de Milan, peut laisser ici libre cours à son imagination fantasque, à sa maîtrise des lignes, et au chatoiement des couleurs, d’autant dit-il, que le chorégraphe ne se contente pas de donner des indications stylistiques mais épouse véritablement les costumes, avec des mouvements qui les font vivre où même s’en inspirent. On se souviendra longtemps des grenouilles, inspirées de la passion que Maillot éprouve pour l’origami et que Kaplan a su combiner avec un côté drolatique, tout comme des volutes des feuilles, des Chauve Souris et des Oiseaux. Et par-dessus tout, des coquines tasses à thé, anses et volants rouges relevés au dessus de petits postérieurs rebondis. Le tout magistralement éclairé par les lumières de Dominique Drillot.
 

© Hans Gerritsen

On doit enfin souligner , outre l’éclat de la troupe, décidément l’une des meilleures du moment, la présence du Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, grâce au partenariat enthousiaste de Cecilia Bartoli, qui dirige désormais l’institution locale, ainsi que du Chœur d’enfants de l’Académie de Musique et Théâtre Rainier III, avec de jeunes solistes, soutenus par la baguette souple et colorée de David Molard Soriano, tandis que l’Orchestre s’envolait.

Un grand jeu, que le chorégraphe pourrait bien compléter un jour de Ma mère l’Oye, qui lui irait comme un gant. Et qui en dit long sur ses facettes, maniées en éventail, tantôt sombre dans tant de pièces ambiguës, comme son admirable Faust et sa dure Belle au Bois Dormant, tantôt ludiques comme ici, mais avec toujours un voyant d’alerte allumé.

Jacqueline Thuilleux

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Grimaldi Forum, Monaco, 20 décembre 2023

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