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Sinfonia et Sequenze de Berio à la Maison de la Radio et à la Cité de la musique – Avec ou sans scène, la musique est théâtre – Compte rendu

Faux jumeaux de la musique contemporaine, Pierre Boulez (1925-2011) et Luciano Berio (1925-2003) n’auront pas connu, à Paris, la même ferveur pour la célébration de leur centenaire. Du premier, on aura revisité la personnalité multiple et traversé l’œuvre de B à Z. Du second, les programmateurs n’ont curieusement retenu de sa musique qu’un corpus restreint : moult interprétations des Folk Songs, qui parfois rappellent, en creux, quelle extraordinaire interprète fut leur inspiratrice Cathy Berberian (1925-1983), les fabuleuses Sequenze pour instrument seul (1), l’incomparable Sinfonia, l’expérience musicale et poétique de Laborintus 2… et c’est à peu près tout. Cela nous amène, pour l’essentiel, jusqu’au tournant des années 1970, ignorant donc trois décennies de réflexion et de création ininterrompus, même si l’Orchestre de Paris s’est, lui, aventuré jusqu’à Rendering, une réécriture symphonique de Schubert qu’il a inscrit à son répertoire depuis déjà trois décennies, et au bref Notturno pour cordes de 1993. Il y avait pourtant à faire et les écrits publiés par la Philharmonie de Paris (2) donnent une idée de l’immense curiosité.

Jenny Daviet © Quentin Chevrier
Dramatiser l’écoute
Aucun opéra à l’affiche par exemple quand il eût été pertinent de montrer à nouveau l’approche singulière de la scène et de la narration que portent La vera storia, Un re in ascolto ou bien encore Outis. On se consolera avec la mise en espace par Calixto Bieito de quelques-unes des Sequenze par les solistes de l’Ensemble Intercontemporain, en prélude à l’opéra Orgia d’Hèctor Parra (3). Lucas Ounissi (photo), le tromboniste de l’ensemble s’avance ainsi grimé (la Sequenza V fut écrite en 1966 en hommage au clown Grock), comme sorti d’un film de Fellini. Déambulant au milieu du public au cœur de la salle de concerts de la Cité de la musique, il fait circuler le son et aimante le regard et l’écoute. Fort heureusement, le metteur en scène ne force pas l’approche théâtrale.
Pour la Sequenza VIII, placer la violoniste Jeanne-Marie Conquer au balcon suffit à dramatiser l’écoute : la virtuosité impeccable, la plénitude du son et sa maîtrise évidente du langage de Berio sont en soi un spectacle, qui se prolonge avec la Sequenza VII où, toujours d’en-haut, elle accompagne d’un immuable si les volutes magnifiques du hautbois de Philippe Grauvogel. Pour Nicolas Crosse dans la spectaculaire Sequenza XIVb adaptée du violoncelle à la contrebasse par le compositeur Stefano Scodanibbio ou pour Hidéki Nagano, qui ne parvient pas à atténuer la raideur un peu datée de la Sequenza IV pour piano, c’est l’entrée en scène qui se fait théâtre. Enfin, la soprano Jenny Daviet, déjà revêtue des oripeaux de la ragazza d’Orgia, habite musicalement et théâtralement la Sequenza I.

Jeanne-Marie Conquer © Quentin Chevrier
Déborder ou pas
Ce que l’on comprend, à l’audition des Sequenze, c’est que le théâtre, chez Berio, est partout, avec ou sans texte, même quand le geste n’est que celui de l’instrumentiste. C’est le cas par exemple dans la Sequenza XI, interprétée le 18 novembre par le guitariste Thierry Mercier, venu prêter main forte aux musiciens de l’Orchestre philharmonique de Radio France dans leur intégrale des Sequenze disséminée en avant-concerts tout au long de l’automne, perchés au 22e étage de la Maison de la Radio. Sous ses doigts, l’auditeur plonge dans des récits enchâssés, mobilisant de multiples techniques et modes de jeu. Berio revisite ici la guitare comme il réinvente la symphonie avec Sinfonia en 1968.

Bára Gísladóttir © Anna Maggy
Cette partition, désormais un classique du XXe siècle, est aussi un « théâtre de la parole » avec l’enchevêtrement des textes portés par les huit voix amplifiées (les Swingle Singers lors de la création, les Neue Vocalsolisten ici) et de la musique. Sous la direction de Pascal Rophé, et notamment du fait d’un déséquilibre entre les voix, étonnamment étouffées, et l’orchestre traité en multiples sous-ensembles, la dramaturgie est un peu émoussée. De même, l’accompagnement de Stéphane Degout, merveilleux d’humanité dans les Cinq lieder de jeunesse de Mahler orchestrés par Berio, se refuse tout débordement. En ouverture de ce concert de l’Orchestre philharmonique de Radio France, c’est finalement sea sons seasons, commande de l’orchestre et du Festival d’Automne à l’Islandaise Bára Gísladóttir (née en 1989), qui convient le mieux à Pascal Rophé : d’un geste, il transforme une musique aux accents tendus en une immensité immobile parcourue de mille reflets.
Jean-Guillaume Lebrun

Paris, Maison de la Radio et de la Musique, 18 et 28 novembre 2025 / Cité de la musique, 22 novembre 2025
(1) voir par exemple : www.concertclassic.com/article/integrale-des-sequenze-la-salle-cortot-brillante-jeunesse-pour-berio-compte-rendu
(2) Luciano Berio, Écrits sur la musique, édition établie par Angela Ida de Benedictis, traductions de Marilène Raiola, Paris, Philharmonie Éditions, 2025.

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