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Sémiramis et Don Juan de Gluck par le Ballet du Capitole et le Concert des Nations à l’Opéra-Comique – Force et Passion – Compte-rendu

C’est une œuvre de salut public que ce spectacle, d’abord en raison de sa phénoménale beauté, mais aussi parce qu’il rappelle aux mémoires des amateurs de ballet combien la part de Gluck fut prépondérante dans l’évolution de cet art demeuré trop longtemps amusette de cour, très en deçà des pouvoirs émotionnels qu’il pouvait exercer. Initié par Jordi Savall, produit par le Ballet du Capitole et le Liceu de Barcelone, porté par l’excellente troupe toulousaine, il avait déjà fait ses preuves dans la ville rose, où il fut créé en octobre dernier, et se pose à l’Opéra-Comique pour quelques soirs.

Sémiramis © David Herrero
Peut-être le premier vrai ballet de l’histoire de la danse
Certes, on sait grâce à Pina Bausch, qui signa en 1975 une superbe version dansée d’ Orphée et Eurydice, combien Gluck, avant sa révolution musicale de l’opéra, contribua à une révolution chorégraphique et mêla intimement son écriture à la gestique dansée, qui ne valait que peu à l’époque, malgré le charme des tracés baroques. Le temps se prêtait à plus et c’est de Vienne que vint le choc, puisque le trio Gluck, Angiolini et Calzabigi volèrent aussi loin que la paire Mozart-Da Ponte. Voulu par Jordi Savall, le programme qui relie aujourd’hui, avec des lectures chorégraphiques modernes mais non traîtres, permet donc d’évoquer l’apport majeur du florentin Gaspare Angiolini, qui collaborant avec Gluck dès ses vingt ans, fut le pionnier du ballet d’action, avec Don Juan, WQ52, inspiré de Molière, et créé à Vienne en 1761. Peut-être le premier vrai ballet de l’histoire de la danse, décrit par son auteur comme ballet pantomime dans le goût des anciens, par l’imitation de la nature qu’il prescrivait. Imitation qui marqua tous les conflits déchaînés par la musique de Gluck, et que pratiqua plus encore le grand Noverre, plus fameux qu’Angiolini, avec lequel ce dernier eut des mots concernant la paternité de l’idée du ballet pantomime, qualifié de marciata pour Noverre, alors que celle d’Angiolini était misurata ! Tandis que le livournais Calzabigi, sorte de personnage fantasque et aventureux à la manière d’un Casanova, commençait avec Gluck une longue collaboration en tant que de librettiste.
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Sémiramis © David Herrero
Subtilité de lignes et symétries accrocheuses
Pour le Ballet du Capitole, c’est avec deux chorégraphes contemporains, insuffisamment connus en France, que se prolonge l’aventure du trio magique Gluck, Angiolini, Calzabigi, avec ce Don Juan créé en 1761 et revisité par Edward Clug, Roumain de 51 ans, dont le Songe d’une Nuit d’été marqua notamment les esprits lors de sa création à la Deutsche Oper Berlin au début de l’année. Il est précédé de Sémiramis, WQ, ANH.C/1, créé à Vienne également, en 1765, et confié au madrilène Ángel Rodríguez. Certes la partition de ce dernier ballet n’atteint pas à l’extraordinaire puissance du Don Juan mais la chorégraphie de Rodríguez se déploie avec une subtilité de lignes, de cadrages, d’évolutions dans les formes du groupe, de symétries accrocheuses, qu’on est d’emblée séduit, sans pour autant que l’histoire terrible de Sémiramis, digne de celle d’Oedipe, ne dise ses détails.

Don Juan © David Herrero
Quand les gestes parlent
L’ambiance prédomine, elle étreint, le chorégraphe sait la faire monter vers l’angoisse, le drame, sans user d’artifices narratifs. Le rouge des costumes de Rosa Ana Chanza Hernandez cogne, les muscles de l’étonnant Philippe Solano également et l’on se laisse ensorceler par une gestique qui pour n’être pas véritablement innovante, s’autogère avec une vive intelligence. Rodríguez, dont le travail a déjà été entrevu à Toulouse en 2016, où Kader Belarbi l’avait invité pour un mémorable Thousands of Thoughts, mérite d’être plus reconnu dans l’hexagone, où tant de gestes parlent pour ne rien dire, ce qui n’est pas son cas.
Evidemment, le Don Juan qui clôt le spectacle est un coup de matraque, musicalement d’abord, car Savall, à sa proie attaché, comme Phèdre, en fait ressortir avec son Orchestre des Nations toute la violence dramatique, la rendant provocante, agressive, méchante. Sans rien reprendre de la chorégraphie originale reconstituée (tentative) à la Scala de Milan en 1977 par Aurel Milloss, la danse d’Edward Clug, formidablement structurée, conte l’histoire sans en reprendre les détails anecdotiques mais en lui gardant une teneur symbolique et un humour féroce qui captivent . On est impressionné par la stature, torse nu, du héros, ici le beau Alexandre De Oliveira Ferreira, entouré de femmes affolées par sa prestance, on est happé par les portés brutaux, par la jupe renversée sous laquelle Don Juan se glisse, affirmant son insolence et son refus des tabous, tandis que le malicieux Sganarelle, incarné avec esprit par Kleber Rebello, observe le drame.
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Don Juan © David Herrero
Une troupe au sommet de sa forme
Et les idées scéniques, exaltées par les superbes costumes de Leo Kulas, montrent que l’on sait encore construire des tableaux scéniques structurés, puissamment expressifs, comme ce cheval sur lequel Don Juan trône (photo), les femelles entassées à ses pieds. Idée subtile, enfin, d’avoir fait d’Elvire, incarnée de façon impressionnante par Marien Fuerte Castro, une sorte d’image de mort justicière, en lieu et place du Commandeur. C’est la femme qui conduit Don Juan à sa perte, et le châtie. L’honneur est sauf et les thèmes contemporains y trouvent leur compte, mis en lumière par une troupe au sommet de sa forme.
En préambule, Savall avait dirigé, la Suite d’orchestre d’Iphigénie en Aulide, WQ, 40, datée de 1774, et dont la force expressive et la variété des thèmes n’avait rien à envier aux musiques de ballet pures qui l’avaient précédée. Elle fut une parfaite mise en jambes pour les vigoureux musiciens de l’Orchestre des Nations, mené par un chef dont la passion ne faiblit pas, et se fait même de plus en plus impérieuse.
Jacqueline Thuilleux

Gluck : Sémiramis & Don Juan – Paris, Opéra Comique, 24 mai ; prochaines représentations les 27 et 28 mai 2025 // www.opera-comique.com/fr/spectacles/semiramis-don-juan
Photo © David Herrero
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